Filmer le passé pour interpréter le présent

L’histoire constitue un réservoir inépuisable de récits en tous genres qui alimente, à des degrés divers de documentation et d’authenticité, la bande-dessinée, la littérature, les jeux vidéo et bien, sûr le cinéma. Certaines époques sont plus prisées que d’autres et profitent parfois de phénomènes de mode. Autrefois privilégiée, l’Antiquité se fait désormais plus rare. Si l’intérêt pour le passé anime sa mise en scène, certains évènements gagnent en popularité en fonction du sens qu’on leur donne aujourd’hui. Car dans un récit historique, il y a toujours un regard sur l’époque contemporaine. Certains évènements acquièrent ainsi une valeur quasiment mythique et se déclinent dans un grand nombre de films comme c’est le cas, en particulier, pour la Seconde Guerre mondiale.

Le politique sous couvert d’historique

Les visiteurs du soir se conclut lorsque jaloux de leur amour, le diable transforme deux amants en statues. Mais son triomphe est de courte durée : à sa grande rage, il entend leur cœur battre au sein de l’écorce de pierre. En 1942, le film de Marcel Carné (Le jour se lève, Les Enfants du paradis) sort en pleine occupation et son apparence de conte médiéval semble esquiver toute référence au conflit en cours. Pourtant, pour de nombreux spectateurs et commentateurs d’après-guerre, c’est bien à l’occupation et à la collaboration vichyste qu’il apparaît se référer incarnant alors à sa manière un défi aux Nazis : le cœur qui bat n’est-il pas celui de la France résistante [1] ?

A l’âge d’or du péplum, il était commun d’associer la dictature impériale romaine au régime soviétique et les valeureux chrétiens résistants à des défenseurs de la liberté (Ben Hur, Quo Vadis ou The 300 Spartans notamment). Mais lorsque Gladiator de Ridely Scott sort en 2001, c’est aux relations entre les médias, la présidence et le congrès américain qu’on associe les relations entre les jeux du cirque et les dérives autoritaires de l’empereur Commode [2]. En 2006, tandis que la présidence Bush junior s’embourbe en Irak, 300, la bataille des Thermopyles de Zack Snyder et Frank Miller apparait comme un plaidoyer martial sans équivoque en faveur d’une « résistance » occidentale face aux menaces civilisationnelles venues de « l’Orient » qu’incarnent les Perses et l’abominable Xerxès [3].

En 1970, Robert Altman réalise M.A.S.H., comédie potache qui se déroule pendant la Guerre de Corée. Cependant, en plein conflit du Vietnam et à l’occasion de la contestation pacifique, le film est accueilli comme une critique du militarisme ambiant et acquiert sa réputation d’être un des premiers long-métrages hollywoodiens contestataires. Parfois, la métaphore historique semble indécise. En 1970, Ralph Nelson sort Soldier Blue, l’histoire d’un massacre de Cheyennes commis par l’armée américaine au 19ème siècle. Deux ans après celui de My Lai perpétré par des marines contre des civils vietnamiens et qui secoua les consciences aux USA, beaucoup virent dans ce western une dénonciation des exactions de l’armée américaine. Pourtant, le film reste largement cantonné à un registre gore, sur lequel s’appuie sa promotion commerciale, et ne contient pas de références explicites à l’actualité. L’analogie entre les deux évènements sanglants était-elle volontaire ou fut-elle perçue par un public sensibilisé ?

Plus souvent implicites que limpides, les perspectives idéologiques qu’adoptent les réalisateurs sur l’histoire sont abondantes et évoluent en fonction de l’évolution du monde et des spectateurs [4]. Si certaines époques perdent en intérêt, d’autres maintiennent leur présence à l’écran comme c’est le cas pour la Seconde Guerre mondiale : selon les données du site IMDB.com, sur 26 000 films de guerre répertoriés, près de 5000 situent leur action dans les années 1939-45 [5].

La Seconde Guerre mondiale : de l’atrocité à l’héroïsme ?

La place de choix qu’occupe ce conflit mondial au cinéma se justifie bien sûr par l’ampleur dramatique des évènements qui le caractérisent. La violence et la modernité des combats, l’impact sur la configuration du monde de l’après-guerre, l’atrocité de l’Holocauste et des frappes atomiques ou encore la radicalité des totalitarismes fascistes constituent un réservoir d’émotions et de fascination cinématographiques qui n’est pas près de s’épuiser. Ayant marqué l’histoire de nombreux pays, ce conflit a logiquement trouvé un relais dans l’industrie cinématographique aux quatre coins du monde : Chine, Russie, France, Japon, Allemagne, USA, etc. Cependant, les traitements de cette guerre varient fortement d’un pays à l’autre et offrent des interprétations qui répondent à des préoccupations propres à la société dont ils proviennent.

Le déroulement, les causes et l’interprétation globale de la guerre font l’unanimité. Aucun film ne conteste la responsabilité des pays de l’Axe dans le conflit ni la légitimité du combat des Alliés. Les idéologies racistes et totalitaires sont unanimement condamnées. Mais lorsqu’ils plongent au cœur même des batailles, et selon leur origine, les films offrent des perspectives différentes sur le principe même de la guerre. En Allemagne, Le Pont (Bernhard Wicki, 1959), Das Boot (Wolfgang Petersen, 1981), Stalingrad (Joseph Vilsmaier, 1993) et dans une moindre mesure La Croix de fer (film réalisé par l’Américain Sam Peckinpah en 1977 mais produit en Europe et notamment par l’Allemagne) s’immergent dans les rangs de l’armée du Reich et donc dans la défaite. La guerre y apparait largement sordide, meurtrière, illégitime et sans espoir. La violence est crue et frappe aveuglément. Si les personnages principaux se montrent courageux et suscitent de l’empathie, c’est leur condition humaine, soumise à l’immortalité de la guerre, qui constitue l’enjeu du drame. Au-delà de l’Axe, c’est la guerre elle-même qui est dénoncée pour les effets catastrophiques qu’elle produit à la fois sur les corps et les esprits.

En Union soviétique, la Deuxième Guerre mondiale représente une fierté nationale proportionnelle au bilan effroyable qui lui fut payé [6]. Mais la filmographie qui l’accompagne ne se caractérise pas forcément par le triomphalisme. Quand passent les cigognes (Mikhaïl Kalatozov, 1957), La ballade du soldat (Grigori Tchoukhraï, 1959) ou L’enfance d’Yvan (Andreï Tarkovski, 1962) se focalisent sur les enfants, les femmes ou les mères, finalement l’arrière des lignes, pour souligner le coût sentimental du conflit et l’ampleur du « sacrifice » consenti et qui se mesure sur l’ensemble de la population, au-delà des soldats. La filmographie soviétique entreprend d’exalter le sentiment national et populaire lié au souvenir de cette guerre dans une période où les conflits, comme la Guerre froide ou plus tard l’Afghanistan, étaient absents des écrans. Dans un contexte de censure politique, la Seconde Guerre mondiale devient le seul conflit légitime et permet de rejouer la partition de l’union sacrée entre les dirigeants et le peuple. Plus récemment, le cinéma russe adopte un retour au front et offre des films de guerre plus traditionnels dont Stalingrad (Fiodor Bondartchouk), record national au box-office, sorti en 2013. Si le film souligne l’héroïsme guerrier des soldats, il adopte tout de même une posture réconciliatrice puisqu’il est narré par le fils des héros qui ont sauvé sa mère pendant le siège. Devenu secouriste, il raconte son histoire pour donner du courage à une jeune Allemande coincée dans les décombres du tremblement de terre japonais de 2011.

Les boys et la mère de toutes les guerres

Mais c’est certainement le cinéma hollywoodien qui a le plus contribué à produire d’images sur « WWII ». Dès l’engagement américain en 1941, consécutif à l’attaque japonaise sur Pearl Harbour, l’industrie cinématographique s’est rangée aux côtés du pouvoir pour produire les films souhaitables à l’embrigadement de la population. Près de 1000 films ouvertement patriotiques ont ainsi déferlé dans les salles du pays pendant le conflit, pouvant compter sur l’engagement des stars. Depuis la fin de la guerre, les films sur le thème sortent régulièrement et font la part belle à l’univers militaire. Or, la relation entre Hollywood et les entreprises militaires décidées à Washington n’ont pas toujours été au beau fixe. Suite à la guerre du Vietnam, une série de films adoptent une perspective critique qui contribue à la réputation de fiasco de l’entreprise (Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino et Apocalypse Now de Francis Ford Coppola en 1979, Platoon d’Oliver Stone, 1987, Outrages de Brian de Palma, 1989, etc.). Dans les années 80, l’armée cherche à redorer son blason et mise sur des films comme Top Gun (Tony Scott, 1986) qui aurait contribué à un regain d’enrôlement dans la Navy (de qui dépendent les porte-avions vus dans le film). Mais face aux ambigüités des engagements américains à travers le globe, la Seconde Guerre mondiale offre l’avantage d’apparaître comme la guerre qu’il fallait mener.

Depuis Le jour le plus long (collectif, 1964), en passant par La bataille des Ardennes (Ken Annakin, 1965) ou Patton (Franklin Schaffner, 1971), les films de guerre vantent les grandes manœuvres militaires qui permirent la victoire des Alliés et constituent un genre dominant de la production américaine pendant les 30 années qui suivent le conflit. Caractérisée par une défiance envers les opérations militaires, les années 80 comptent peu de films sur le sujet avant une reprise dans les années 1990. Il faut sauver le soldat Ryan de Spielberg (1998) marque à sa manière une étape dans l’évolution du souvenir de la guerre. La perspective se plonge au plus près des soldats et l’essentiel de l’action consiste à les accompagner dans leurs combats sanglants, sans édulcorer, voire en forçant, leur horreur. La caméra tremble, le sang gicle, les blessures et les cris sont horribles, les soldats, paniqués, meurent au hasard des obus et des rafales. Mais ils tiennent bon ! Quel que soit le danger, ils puisent au fond de leurs tripes le courage d’aller au bout de leur mission. Leur morale n’est pas exemplaire. Dans Fury (David Ayer, 2014), ils tuent des Allemands désarmés, jurent, crachent, adoptent un comportement morbide. Il ne s’agit d’ailleurs plus de saluer les commandants ou les grands mouvements stratégiques. La guerre est vue à ras de terre, dans la boue et la ferraille.

Le temps passant, le cinéma hollywoodien a pris pour acquise la lecture manichéenne de la Seconde Guerre mondiale qui oppose le camp de liberté à celui du Mal. L’histoire militaire et politique du conflit sert désormais de toile de fond à des aventures qui mêlent l’âpreté du quotidien à un héroïsme absolu. Cette valorisation du soldat coïncide avec une époque où les aventures militaires ont perdu en légitimité (du Vietnam à l’Irak en passant par l’Afghanistan). Film après film, la guerre mondiale semble se réduire à des situations de combat dont l’enjeu stratégique importe moins que la mise en scène de la brutalité jusqu’au-boutiste et de l’héroïsme qui lui est associé. La structure à la fois narrative et historique de ce cinéma devient un genre en soi qui suffit à justifier l’existence de films qui s’y inscrivent. A sa manière, Inglorious Basterds de Quentin Tarantino (2009) offre une lecture satyrique et littérale de cette approche en s’autorisant à mettre en scène l’exécution gore d’Hitler et de Goebbels par un commando américain de psychopathes mus par leur bon droit. L’uchronie – la modification fictionnelle d’un évènement du passé – permet d’esquiver les faits connus de tous et facilite le déchainement violent qui salue l’écrasement consacré du nazisme par la botte américaine.

Cette réduction du conflit à la bataille est parfaitement représentée par la mise en scène du débarquement d’Omaha Beach qui a fait la réputation d’Il faut sauver le soldat Ryan. Le spectateur accompagne l’action des soldats, de la barge aux bunkers de la plage, les effets sonores et visuels hyperréalistes invitent à épouser leur terreur et à assister au déluge invraisemblable de violence qui leur est réservée. La séquence ayant fait forte impression, elle s’est retrouvée déclinée notamment dans des jeux vidéo : Medal of Honor (2002), Call of Duty 2 (2005), Wolfenstein : Enemy Territory (2003), et a inspiré des scènes similaires dans d’autres films. Devenu emblématique à la fois de la radicalité du conflit et du courage des soldats, le débarquement sur les plages normandes synthétise la dynamique mythique de la Seconde Guerre mondiale et incarne l’idéaltype de la bataille juste.

En 2013, le film de science-fiction Edge of Tomorrow (Doug Liman, 2014) consacre ce statut tout en illustrant sa portée à la fois symbolique et cinématographique. La terre est envahie par des extraterrestres et l’armée mondiale, coordonnée bien sûr par les Etats-Unis, tente une contre-offensive au départ d’un débarquement aéroporté désespéré en Normandie. Des hordes extra-terrestres insectoïdes se substituent aux soldats allemands, n’offrant pas plus de répit aux malheureux héros. Le caractère obsessionnel de la bataille est poussé jusqu’à son paroxysme puisque le héros du film se trouve coincé dans une boucle temporelle qui l’amène à revivre sans cesse la scène de débarquement, jusqu’à la victoire finale ou que mort s’ensuive. Le cinéma aura ainsi contribué à faire d’un évènement précis, le débarquement, le moment crucial d’une séquence historique pour le moins complexe et à forger les paramètres de ce moment – un combat légitime, radical et binaire – comme symbole de la bravoure militaire.

L’intégration au récit collectif

En France, la Seconde Guerre mondiale constitue également un thème régulier des films historiques. Cependant, les films de guerre proprement dits sont plus rares qu’aux USA ou qu’en Grande-Bretagne et se consacrent surtout aux théâtres militaires où l’armée de la France libre put s’illustrer (en Afrique avec Un taxi pour Tobrouk, Denys de La Patellière, 1961, ou dans les opérations aériennes avec Un jour avant l’aube, Jacques Ertaud, 1994, notamment). Mais c’est la Résistance que le cinéma hexagonal ne cesse de consacrer. Dès 1946, René Clément sort La bataille du rail qui salue l’action des cheminots pour soutenir les préparatifs du débarquement. L’enjeu de ce cinéma consiste alors à valoriser l’action française dans un conflit où la position de l’État fut pour le moins complexe et l’apport militaire relativement faible. Il s’agit alors de souligner la participation nationale à la libération du territoire, quitte à l’exagérer [7]. L’autre enjeu de ce cinéma est de refonder une certaine idée de l’unité nationale à la suite d’un conflit qui opposa violemment deux groupes issus d’une même population : les résistants et les collaborateurs du régime de Vichy.

Une comédie aussi populaire que La Grande vadrouille (Gérard Oury, 1966) prend bien garde de ne pas mettre en scène de personnage français qui collaborerait avec les Nazis. Au contraire, tous les protagonistes du film se montrent spontanément résistants, en dépit de leur caractère en apparence lâche comme celui campé par Louis de Funès. Les films français consacrés à l’époque n’adoptent pas tous la même perspective idéaliste. Au contraire, nombreux sont les personnages qui collaborent ou assument la politique vichyste. Mais ils constituent les adversaires des nombreux héros résistants, romancés ou historiques, qui animent les récits consacrés à l’époque. Peu de films (comme Lacombe Lucien de Louis Malle, 1974) se focalisent sur les collaborateurs : les ambivalences françaises de l’époque semblent peu inspirer les scénaristes et présentent certainement moins de force d’attraction pour le public que les récits haletants de la clandestinité.
Si à travers la Seconde Guerre mondiale, le cinéma français participe à la construction d’un récit idéalisé de l’histoire du pays, comme le cinéma de guerre américain façonne à partir du même matériau, un modèle de guerre juste, l’enjeu social du processus s’est récemment élargi. Indigènes [8] (Rachid Bouchareb, 2006) et Les Hommes libres (Ismaël Ferroukhi, 2011) sont deux films qui se focalisent sur l’action des Maghrébins dans le conflit. Le premier salue leur incorporation dans les rangs de l’armée de la France libre, et leur apport au déroulement du conflit, tandis que le second souligne la participation d’immigrés arabes et musulmans à des actions de résistance, notamment face aux déportations de Juifs. Au-delà du rétablissement d’une certaine vérité historique, ces films répondent surtout aux tensions politiques contemporaines cristallisées sur les minorités « arabo-françaises ». Comme l’explique le réalisateur Rachid Bouchareb, Indigènes doit « permettre à chacun d’entre nous de réfléchir au-delà de ce point zéro du débat sur l’immigration : ce que nos parents ont fait pour la France est toujours limité au travail économique. Mais l’histoire a commencé avec tous ces hommes qui ont servi dans l’armée française depuis 1870 [9]. » L’évocation de l’histoire est une manière de légitimer la présence en France des minorités issues des anciennes colonies puisqu’elles ont payé le prix de la Libération par l’entremise de leurs ancêtres.

En raison sans doute des coûts de production élevés, la Belgique dispose de peu de films historiques et ceux portant sur la Seconde Guerre mondiale se comptent sur les doigts de la main. Outre, Rondo (Olivier Van Malderghem, 2012) sur la communauté juive d’Angleterre confronté à l’Holocauste sur le continent et le documentaire Modus Operandi (Hugues Lanneau, 2008) sur la déportation des Juifs de Belgique, le réalisateur Mourad Boucif a consacré deux films à l’engagement des populations colonisées dans l’armée française. Si le thème est proche d’Indigènes, le documentaire La Couleur du sacrifice (2006) et la fiction Les Hommes d’argile (2015) évoquent largement la bataille de Gembloux où ces troupes de tirailleurs permirent en 1940 la première victoire alliée du conflit lors de l’offensive allemande. Contrairement à Indigènes qui cherche à souligner le patriotisme des engagés africains, les films de Boucif insistent sur la dimension forcée de l’enrôlement des Marocains. Comme le mentionne le dossier pédagogique des Hommes d’argile, relayé auprès des écoles par les services de la Communauté française : « Le travail de mémoire qui peut être entrepris au départ du film offre la possibilité à toutes les jeunes générations, par la découverte de ces pages oubliées de notre histoire commune, de s’inscrire positivement dans leur société et de permettre le développement d’un sentiment d’appartenance et l’émergence de la citoyenneté pour tous [10]. » Finalement, « son contenu ouvre une nécessaire réflexion philosophique à travers la condition humaine dans un contexte social où le "vivre ensemble" est fortement perturbé, voire menacé [11]. »

Interpréter le passé pour faire effet sur le présent

Ce panorama cinématographique ampute forcément l’histoire d’une partie de sa complexité. Rares sont les films qui s’intéressent aux aspects moins reluisants de la victoire alliée ou qui perturbent la partition de la commémoration. A ce titre, le film danois Land of Mine (Martin Zandvliet, 2016) fait figure d’exception : aux lendemains de la victoire alliée, de très jeunes soldats allemands, prisonniers de guerre, se voient imposer le déminage des plages danoises. Dans des conditions de détention déplorables et de travail précaires, ils sautent les uns après les autres sur les explosifs dissimulés dans le sable. Un tel récit critique aurait-il été pertinent, voire même possible dans l’immédiate après-guerre au moment même où ces abus se déroulaient ? Pour le réalisateur danois, son film appelle à prendre du recul sur l’ensemble des guerres contemporaines [12].

Le héros d’un film sera souvent « bon ». Les choix qu’on lui prête, les sentiments qui l’animent, les valeurs qui le portent sont a priori celles que le film veut promouvoir ou saluer. Dans The Land of Mine, l’officier qui encadre les enfants soldats est d’abord revanchard et violent, puis il épousera leur cause. D’une certaine manière, sélectionner un évènement du passé participe du même arbitraire. Les réalisateurs et scénaristes y perçoivent une portée qui dépasse sa simple reconstitution audiovisuelle. Il s’agira, à travers un personnage qui le vit, de l’investir d’un sens susceptible de faire effet sur le présent. Réconcilier les soldats avec le public, affirmer les droits des uns à appartenir à une société, affirmer l’unité d’une nation, faire d’une victoire passée une fierté mobilisatrice contemporaine, exorciser les tentations militaires ou extrémistes,… sont autant d’usages idéologiques qu’offre la Seconde Guerre mondiale. Plus largement, c’est toute l’Histoire de l’humanité qui suscite des intérêts variables en fonction de l’actualité qu’on lui prête relativement à celle que l’on vit. Face à un film historique, une question s’impose : pourquoi a-t-on demandé à ces fantômes de nous hanter ?

Daniel Bonvoisin
Décembre 2016

[1Philippe Morisson, Les visiteurs du soir : l’hymne à l’amour, Les Amis de Marcel Carné et de l’âge d’or du cinéma français, 19 décembre 2012, www.marcel-carne.com/blog/les-visiteurs-du-soir-lhymne-a-lamour-ressortie-en-copie-neuve/

[2Daniel Bonvoisin, La réception du péplum, Média Animation, décembre 2008, www.media-animation.be/La-reception-du-peplum.html

[3Daniel Bonvoisin, 300 de Zack Snyder : la bataille des Thermopyles, Mythe fondateur du choc des civilisations, Média Animation, juin 2009, www.media-animation.be/300-de-Zack-Snyder-la-bataille-des.html ; Daniel Bonvoisin, Le Clap des civilisations : le face-à-face des cultures au cinéma, Média Animation, Juin 2009, www.media-animation.be/Le-Clap-des-civilisations.html

[4Voir l’étude : Michel Condé, Le Film historique : quelle vérité ?, Les Grignoux, 2013, www.grignoux.be/dossiers/366

[5Most Popular "World War Two" Titles, IMDB.com, www.imdb.com/search/keyword?keywords=world-war-two

[6Les populations d’URSS déplorèrent plus de 25 millions de morts, pas loin de la moitié des 60 millions du victimes du conflit dans son ensemble. Pertes humaines pendant la Seconde Guerre mondiale, Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Pertes_humaines_pendant_la_Seconde_Guerre_mondiale

[7Sylvie Lindeperg, La Résistance rejouée. Usages gaullistes du cinéma, Politix Année 1993 Volume 6 Numéro 24 pp. 134-152 ; http://www.ina.fr/video/I00007088/discours-le-25-aout-a-l-hotel-de-ville-du-general-de-gaulle-video.html

[8Qui a profité d’une coproduction avec la Communauté française.

[9Rachid Bouchareb, réalisateur d’Indigènes, 6 octobre 2006, Cinergie.be, www.cinergie.be/webzine/rachid_bouchareb_realisateur_d_indigenes

[10Circulaire 5636 : « Les Hommes d’argile » : film et débat pour les classes des 2e et 3e degrés de l’enseignement secondaire, 2 mars 2016, www.enseignement.be/index.php?page=26823&do_id=5867

[11Ibidem.

[12Land of Mine, Film, Danish Films Digital Issues, automne 2015, www.dfi-film.dk/land-of-mine-2

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