René, un film d’Alain Cavalier

Alain Cavalier a commencé sa carrière au cinéma comme assistant de Louis Malle sur Ascenseur pour l’échafaud et Les amants. Rapidement, il a pris les commandes de la caméra pour signer ses propres long métrages, dès le début des années soixante. L’insoumis, Le combat dans l’île sont parmi ses premières réalisations qui s’inscrivent immédiatement dans le réel, celui de la Guerre d’Algérie. A l’époque, il fait tourner des acteurs célèbres : Trintignant, Delon, Romy Schneider, et réalise ses films avec tous les moyens du cinéma classique.

Mais au fil de sa carrière, il quitte petit-à-petit les chemins balisés du Grand Cinéma et profite de toutes les innovations technologiques pour se débarrasser des contraintes techniques et des passages obligés du 7ème art. Ses réalisations suivront tendanciellement un chemin vers l’épuré, au profit du « réel ». Il quitte aussi les travées du récit classique et de la fiction pour se mettre en quête des choses moins saisissables comme l’introspection, l’intime, l’authentique et l’esprit. En 1986, il aboutit à Thérèse, un film rigoureux et dépouillé qui veut cerner le mysticisme et les états de l’âme.

Depuis les années 90, Cavalier semble avoir résolument quitté le cinéma et la fiction traditionnelle pour se consacrer à des sujets difficiles, concrets, en développant une approche qui tient à la foi du documentaire et du récit. Profitant pleinement des avantages libérateurs de la caméra numérique, il livre avec René [1] ce qui peut constituer l’exemple le plus parlant de sa méthode.
Si René est bien un récit, une fiction, il se base cependant sur les aspects réels de sa matière. L’acteur qui interprète le personnage principal, Joël Lefrançois, sert véritablement de point d’accroche de l’histoire grâce à la situation qui est la sienne. C’est son entourage qui apparaît dans le film, son milieu de travail, ses amis et, surtout, apparaît ce qui fait sa particularité, et pour le dire crument : il est gros.

Filmer avec le réel

C’est là le point de départ du film : le personnage René pèse 155 kilos et il veut maigrir. Pour incarner ce processus, Joël Lefrançois s’engagera tout au long du tournage dans un vrai régime dont l’évolution va donner de la matière au film. D’une certaine manière, c’est l’histoire de Joël Lefrançois qui va servir de toile à celle de son personnage, René. Pour illustrer cette démarche, voici ce qu’Alain Cavalier déclarait lui-même à ce sujet, lorsqu’il répondait à une interview de Radio Libertaire en 2002 [2] :

Les journalistes lui demandent : « Auparavant, vous demandiez aux acteurs de jouer vos modèles tandis que maintenant, vous filmez directement vos sources. Est-ce que ça veut dire aussi que vous avez l’impression que quand on filme un acteur connu, on voit d’abord l’acteur avant le personnage joué ? »

Ce à quoi Alain Cavalier répond : « C’est-à-dire que quand un acteur joue ce qu’on appelle un ’personnage’, si le film est réussi, c’est surtout un bon portrait de l’acteur. Parce que les acteurs pensent toujours qu’ils peuvent être de magnifiques mendiants ou des rois exceptionnels qui peuvent mentir vrai et que les gens y croient. Moi, je crois pas. C’est ce que je pensais quand je prenais des acteurs. D’abord, ça me rassurait. Je leur prenais beaucoup dans le réel. Et puis, les acteurs prennent beaucoup au cinéaste. Quand j’ai commencé à travailler avec des gens qui étaient des non acteurs, beaucoup plus directement j’arrivais à la source, je partais d’eux. J’avais une fascination pour eux, une émotion pour eux. Je racontais cette fascination et cette émotion avec leur complicité. Je prenais une partie de leur vie, je leur demandais une autre partie de leur vie et j’introduisais dans leur vie, une partie de la mienne. C’est dans ce mélange qu’on travaillait. Il n’y avait pas ce qu’on appelle une ’interprétation’ d’un beau rôle écrit dans un beau scénario. »

Illustrant sa méthode de travail pour, finalement, filmer avec le réel, Il précise aussi :

« Joël devait perdre un peu de poids parce qu’un surpoids c’est très difficile à vivre. Perdre 30 kgs, c’est le martyr de l’obèse, c’est un martyr ! Je lui ai proposé de faire un film en lui disant : tu seras responsable vis-à-vis du film, on filmera ça et ça te permettra d’aller jusqu’au bout. Le film ne va pas te sauver, mais il va t’aider et toi, tu aideras le film à exister. »

Le corps en filigrane

Outre une approche tout à fait originale, René est surtout un film qui convie à une réflexion sur le corps, sous divers aspects.
En cultivant le hors champ, Alain Cavalier invite le spectateur à se faire son propre portrait du personnage de René. Au-delà des éléments concrets que le récit offre sur ce personnage, tout le film tend à le faire exister en l’évoquant, sans jamais le montrer. La personnalité de René est à découvrir dans la métaphore de lui que le film propose. C’est grâce à son corps, à ses mouvements, à ses gestes, à son rapport à la vie et à la matérialité que se dévoile l’intérieur du personnage, tel qu’on peut l’imaginer.

Mais ce rapport entre le corps, les agissements et l’esprit, n’implique pas une dichotomie. Au contraire, René se donne à voir avec son corps, qui est son signe, comme un tout. Bien qu’il faille dépasser l’horizon occultant de sa grosseur pour mieux deviner l’ensemble. Mais ce dévoilement ne fonctionne pas comme la découverte de quelque chose qui préexiste, car c’est bien une histoire qu’Alain Cavalier, sa femme Françoise Widhof qui coréalise, et Joël Lefrançois nous proposent. C’est dans la dynamique du récit que le personnage qu’on nous invite à inventer gagne sa substance, comme l’illustre finalement le titre du film, Re-Né, qui peut se lire comme un indice de ce qui s’y produit.

Les limites de l’exercice, quand le réel occulte la fiction

En utilisant des décors réels – les lieux de vie des acteurs, des personnes qui sont réellement dans l’entourage de Joël Lefrançois et en liant la vie de ce dernier au personnage de fiction qu’il incarne, Alain Cavalier a voulu donner la force du réel à sa fiction. Cette volonté va jusqu’à la manière dont le film est fait : il ressemble à un reportage télévisé, ce qui l’accrédite encore d’un certain réalisme.

Cependant, ce vérisme volontaire produit plus de réel qu’il n’en faut. En effet, sans avertissement, il est probable qu’un spectateur ne débusquerait qu’avec peine la nature fictive du récit qu’il lui est donné à voir. La monstration du réel fonctionne trop bien et c’est bien là son paradoxe. Cavalier mise peut-être trop sur la disposition du spectateur : plutôt que de l’immerger dans une fiction, il lui propose de voir ce qui sera ressenti comme un documentaire. Bien sûr, les éléments qui permettent de comprendre la nature fictive dans le film sont nombreux. Cependant, leur paradoxe est qu’ils se montrent par leurs aspects factices. Car certaines scènes sont de toute évidence jouées. Mais plutôt qu’apparaître pour ce qu’elles sont, elles ressembleront à de la reconstitution presque malhabile. Surtout, rien dans le récit de René ne permet de penser que nous sommes dans une histoire qui ne peut avoir lieu que dans l’imaginaire. Tout est crédible, frôlant avec le banal.

C’est peut-être là l’intérêt principal de René. Sa forme et ses choix soulignent finalement ô combien les spectateurs seraient enclins à croire au vrai quand bien même serait-il faux. Plutôt que de rendre réaliste la fiction, René permettrait de montrer que c’est le réalisme qui est fictif, que le réel est falsifiable et que les formes sont trompeuses. Alain Cavalier détourne le vrai pour la fiction, mais en risquant de ne pas entrainer les regards formatés d’une partie du public, il peut aider à comprendre que bien souvent c’est la fiction qu’on veut métamorphoser en vrai.

Daniel Bonvoisin
Mai 2008

Contribution communiquée à Louvain-la-Neuve le mardi 20 mai 2008 en présentation du film René programmé dans le Festival Cinespi

[1René. Film français, 2002, couleurs, 85’. Réalisation : Alain Cavalier ; interprètes : Joël Lefrançois, Nathalie Malbranche, Nathalie Grandcamp, Thomas Duboc, e.a. ; production : Michel Seydoux ; musique : Gérard Yon.

[2Alain cavalier, cinéaste. Propos recueillis par Julien Pichené et Samuel Rodriguez, retranscrits d’une conversation orale. Entretien réalisé pour l’émission de cinéma Désaxés et diffusée sur Radio Libertaire le 22 décembre 2002. http://www.arkepix.com/kinok/Alain%20CAVALIER/cavalier_interview.html

Ceci peut aussi vous intéresser...

Les stéréotypes au cinéma

Indépendamment des effets qu’il peut avoir sur le rapport avec l’autre, le stéréotype a une utilité importante dans la manière dont on appréhende le monde. En caractérisant les (…)

Persepolis : le degré zéro de l’altérité

Persepolis doit sans doute beaucoup au Prix du Jury que lui accordé le Festival de Cannes de mai 2007. Cette récompense, la première accordée à un long métrage d’animation, a (…)

Maria, Full of Grace

Maria full of grace est l’histoire d’une jeune fille colombienne qui cherche à s’extraire de sa condition en participant à un trafic de drogue. En échange d’une somme d’argent (…)

La réception du péplum

On peut sous-diviser le genre Péplum en deux sous-genres qui présentent comme points communs qu’ils situent leur récit dans l’antiquité. Le peplum américain : il s’axe (…)