Le transmédia comme stratégie mainstream

Dans un supermarché, un magasin, une librairie ou même certains fast food, ils sont partout : les produits dérivés de licences bien connues comme Les Avengers, Harry Potter ou Les Minions. Les industries culturelles propriétaires de celles-ci partagent ce grand marché de l’« entertainment » avec de grandes entreprises économiques par l’offre d’une culture qualifiée de « mainstream ». A travers une stratégie transmédia, elles déclinent leurs licences à l’infini par la production de nouveaux contenus sur différents supports et médias. Cette occupation de l’espace ne pose-t-elle pas un nouvel enjeu qui est celui de la diversité culturelle ?

A l’ère du « mainstream »

Nous constatons de nos jours une grande prégnance de la culture de masse. Egalement appelée « culture de marché », elle renvoie à « l’ensemble des productions, des pratiques, des valeurs modelé par les agents de l’industrie culturelle, aux lendemains de la Première Guerre mondiale  » [1]. Dans l’entre-deux-guerres, nous assistons à l’industrialisation massive de nos sociétés occidentales. La réduction du temps de travail permet aux personnes d’avoir plus de temps libre et se développent des industries culturelles dont l’objectif est de nous divertir. Afin de plaire au plus de monde possible, celles-ci proposent une culture populaire assez peu diversifiée. Cela a comme effet pervers non seulement d’homogénéiser notre mode de vie et de pensée par l’offre d’une culture identique mais également de ne plus laisser de place aux plus petites industries.

Frédéric Martel qualifie cette culture de masse de « mainstream ». « Le mot, difficile à traduire, signifie littéralement “dominant” ou “grand public”, et s’emploie généralement pour un média, un programme de télévision ou un produit culturel qui vise une large audience. Le mainstream, c’est l’inverse de la contre-culture, de la subculture, des niches ; c’est pour beaucoup le contraire de l’art  » [2]. Traduit généralement par « courant dominant », le mot « mainstream » renvoie aux grandes industries culturelles dominant le marché de l’ « entertainment », soit des loisirs. Elles produisent des biens culturels visant à plaire à tout le monde, et ce, partout dans le monde. C’est une culture dominante ne laissant pas ou très peu de place pour les autres contenus.

A titre illustratif, le cinéma est devenu avec la venue du capitalisme une véritable industrie dont le cœur était Hollywood. De ses studios ont émergé les premiers films à grand succès, les blockbusters, qui ont rapidement posé problème à des films à plus petit budget. De nos jours, ces films tirent une grande partie de leurs recettes de leur vente de produits dérivés, si bien qu’il est encore plus difficile maintenant pour de nouvelles franchises de percer. En 38 ans, la saga Star Wars a par exemple rapporté environ 27 milliards de dollars, dont 20 milliards tirés de la vente de produits dérivés [3]. Ceux-ci envahissent nos espaces culturels et créent des univers alternatifs immenses. L’objectif est de toucher le plus grand nombre d’individus à travers l’offre de produits reproductibles et déclinables à l’infini via une stratégie de licensing et transmédia.

De l’œuvre au monde : licensing et transmédia

Le marketing est au cœur de la formation mainstream. Il est rare de voir de nos jours des industries culturelles qui se limitent à la production de leurs biens culturels sans les accompagner de produits dérivés. Elles développent ainsi de plus en plus ce que l’on nomme une stratégie de licensing et de transmédia storytelling. Le licensing renvoie à la « déclinaison de la notoriété d’une œuvre et sa commercialisation, sous forme dérivée, sur de nombreux supports, médiatiques ou non [4]  ». Il peut s’agir de la déclinaison du nom, du slogan ou d’un élément visuel de l’œuvre médiatique sur un produit dérivé. L’objectif de cette stratégie est d’exploiter une licence et de la décliner le plus possible en l’accompagnant d’une plénitude de contenus du même univers narratif.

Le transmédia ou transmédia storytelling est « la pratique qui consiste à développer un contenu narratif sur plusieurs médias en différenciant le contenu développé et les capacités d’interaction en fonction des spécificités de chaque média [5]  ». A la différence du cross-média qui décline un même contenu sur divers supports, le transmédia propose des contenus tous différents les uns des autres et adaptés au canal de diffusion utilisé. Chaque contenu est neuf et apporte sa touche personnelle à l’ensemble. Ils forment un tout cohérent où chaque histoire contribue aux autres. Chaque média fait ainsi ce qu’il sait faire de mieux et se doit d’être indépendant de sorte à ce qu’il ne soit pas nécessaire de voir le film pour aimer le jeu vidéo, par exemple. Ce procédé permet de multiplier les points d’entrées du consommateur dans l’univers de la franchise et ainsi de toucher une plus grande audience.

Un bel exemple de cette stratégie est la franchise des Marvel, rachetée il y a peu par Disney. A l’origine de simples comics, les histoires des Marvel se sont étendues par la suite sur de multiples supports jusqu’à donner naissance à un univers narratif transmédiatique dont les héros sont dispersés sur de multiples médias. Rien qu’à eux, les Avengers sont devenus les super-héros du grand écran à travers le développement de la licence « The Avengers ». A l’aide d’une stratégie transmédia, Disney a commercialisé des jouets, des figurines et des accessoires représentant les quatre membres de l’équipe emblématique, Captain America, Hulk, Thor et Iron Man. « Le licensing et le transmedia storytelling ainsi mis en œuvre ont pour objectifs de faire de la sortie du film un événement médiatique, de prolonger la durée de vie du film en amont et en aval en séduisant les individus par le jeu et d’augmenter ainsi toutes les ventes à court terme, quels que soient les supports  » [6].

Avengers : Age of Ultron (2015)

Bien plus qu’une offre de produits variés, le transmédia propose un univers narratif tout entier. Il rejoint la stratégie de Brand Content (contenu de marque) en marketing proposant de vivre une expérience à travers une immersion dans l’univers d’une marque. Elle se base non plus sur les produits dérivés mais sur « des produits intégrés dès l’origine de la conception d’un univers intégrant jeu vidéo, ARG, film, livre, sans qu’une hiérarchie s’établisse entre-deux » [7]. Les ARG, les jeux à réalité alternée, sont fort utilisés dans le cadre de stratégies transmédia promotionnelles car ils permettent une grande participation et immersion du public. Par exemple, en 2008, l’ARG « WhySoserious.com » a participé à la promotion du film The Dark Knight. Il proposait aux fans de chercher à rendre réelle la ville de Gotham à travers des jeux de piste sur le web et des enquêtes dans le monde réel.

La synergie entre culture et économie

« A l’âge d’or des studios, dans les années 1920 jusqu’à la fin des années 1940, Hollywood était un système centralisé et verticalement intégré » [8]. Les studios s’assuraient de tout le processus de production d‘un film, de son script à sa diffusion en salle. De nos jours, des milliers de sociétés indépendantes interviennent dans la production des films et les grands studios sont limités au financement du produit. Nous observons ainsi une synergie entre l’économie et la culture dans le domaine de l’entertainment. La synergie renvoie au fait de travailler ensemble, à l’action coopérative d’entreprises dont l’effet total est plus efficace que la somme de deux ou plusieurs effets pris indépendamment. L’objectif des industries culturelles va être par conséquent de créer une image de marque via leur association avec des sociétés commerciales, autrement dit de développer ce qu’on appelle en anglais une « business cross-fertilization ».

Loin de faire cavalier seul, les industries culturelles s’allient donc avec de grandes sociétés afin de proposer la plus grande déclinaison possible de leurs produits. Concrètement, à travers une stratégie de licensing et transmédia, elles créent d’abord des histoires qui sont ensuite déclinées sur différents supports ainsi que dans de nombreux divertissements, comme la TV, la musique, les BD, les publications, les comédies musicales, et sans oublier les produits dérivés. Dans le domaine du cinéma, « Les "products tie-in", ces produits dérivés qui accompagnent la sortie des blockbusters comme Star Wars, Shrerk, ou GI Joe, sont également très recherchés car ils visent autant à financer le film qu’à lui assurer une médiatisation complémentaire ayant l’avantage d’être intégralement payée par les magasins partenaires » [9]. Les industries culturelles tirent ainsi leur force du capitalisme culturel fondé sur la commercialisation et la déclinaison de leurs produits.

Un grand partenaire de ces industries est la société danoise Lego, premier fabricant de jouets au monde depuis 2014. De nombreux jouets sont en effet inspirés de licences bien connues comme Le Seigneur des Anneaux, Toy Story ou Star Wars. Depuis quelques années, certains de ces produits sont eux-mêmes déclinés sur d’autres médias, comme les films (Marvel, Batman, Jurassic World) ou les jeux vidéo Lego (Le Hobbit, Harry Potter, Pirates des Caraïbes). Cette déclinaison des biens culturels contribue fortement à l’expansion de l’univers des licences.

Les licences Lego à l’assaut de la culture populaire

Le procédé du transmédia peut être également utilisé à des fins marketing et publicitaires mais « en sens inverse », celui-ci mettant l’accent non sur le bien culturel mais plutôt sur la marque ; « La série True Blood a ainsi généré la création d’affiches présentant de vrais produits (des marques Mini, Gillette, Harley Davidson, Monster, Geico, Eiko Unlimited) destinée à une cible fictive, les vampires, et à une cible réelle, les fans de la série » [10]. Ces deux manières de faire expliquent la grande prégnance des univers des franchises au quotidien.

De nombreuses entreprises, commerciales et culturelles, s’associent par conséquent ensemble. Nous assistons toutefois de plus en plus souvent à la « fusion » de certaines d’entre-elles. De grandes sociétés commerciales rachètent en effet des industries culturelles plutôt que de rester partenaires. C’est par exemple le cas de Sony, à l’origine une société japonaise spécialisée dans l’électronique et l’informatique. Elle est rentrée dans le marché des contenus par son rachat du studio Columbia en 1982, qui appartenait autrefois à Coca-Cola. Elle a développé aux Etats-Unis la « Sony Corporation Of America » pour le cinéma (Sony Pictures) et la musique (Sony Music), tout en gardant son siège social à Tokyo. Ce choix est purement économique : l’objectif est de fournir le meilleur du divertissement par l’offre du hardware, les appareils, et du software, les programmes et les contenus [11]. Ces rachats et alliances ont entrainé l’émergence de géants dans l’industrie du divertissement.

Une oligarchie de la culture

Les maîtres de la culture « mainstream » sont principalement les studios Disney, Sony-Columbia, Universal, Warner Bros., Paramount et 20th Century Fox, ainsi que les grandes sociétés Ubisoft, Blizzard, Lego, Nintendo, Sony et Microsoft. Ceux-ci forment une hégémonie [12] culturelle dans le domaine de l’entertainment. Ils s’allient, se rachètent entre-eux, afin de fournir le plus de déclinaisons possibles de leurs produits pour rentabiliser au mieux la franchise. Cette concentration de seulement quelques acteurs laisse au final peu de place pour le développement de nouvelles franchises qui peinent à rivaliser avec ces industries de contenus internationales et entraine un déséquilibre d’ordre interculturel.

Cette hégémonie culturelle a pour conséquence une reproduction et une extension de quelques modèles culturels occidentaux. Si nous regardons autour de nous, nous voyons en effet tout le temps les mêmes univers, leurs produits saturant nos espaces culturels. C’est bien là l’objectif du transmédia : être disponible partout, où que nous soyons. Certes, cela offre une multitude de contenus complémentaires aux produits médiatiques, et parfois, pour le plus grand bonheur des fans, mais cela reste une culture de marché où les biens culturels deviennent des marchandises. Les grandes industries du divertissement, en plus de dominer toutes les autres sociétés de contenus, semblent être par conséquent incapables d’être porteuses d’un véritable pluralisme culturel.

Le monde tendrait-il pour autant vers une homogénéisation de la culture ? L’anthropologue américain d’origine indienne Arjun Appadurai réfléchit à la question dans son ouvrage « Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation » [13]. Certes, nous assistons à une globalisation importante dans les domaines de l’économie et de la culture mais les thèses sur un quelconque impérialisme culturel des Etats-Unis ou le village global du professeur émertite Marshall McLuhan attestant de l’existence d’une seule et même culture globale, sont à écarter. L’imaginaire reste bien ancré dans le local par l’appropriation qui en est faite par les individus. Certains produits culturels, qu’ils soient mainstream ou non, peuvent être significatifs pour nous, si bien que la réception d’un film hollywoodien, par exemple, va différer d’un individu à l’autre.

Des oeuvres familières et des franchises mainstream

L’anthropologue Marc Abélès reconnaît que « La globalisation affecte les sociétés en redessinant l’espace économique planétaire et la configuration des pouvoirs ; elle s’immisce aussi dans notre quotidien par la circulation d’images, d‘objets de consommation, circulation qui n’a que faire des frontières et des distances  » [14]. Le triomphe de la culture du marché nous amène à aimer les mêmes choses, ce qui est valable aussi bien pour les productions culturelles (films, musique, séries TV, etc.) que pour les vêtements et la nourriture. Il ne faut toutefois pas déduire que l’interculturalité disparaît. A nouveau, la réception de la culture varie d’un pays à l’autre, selon les contextes. En fonction de notre origine, notre personnalité et notre sensibilité, nous ne nous approprions pas des contenus médiatiques de la même manière. Nous gardons un ancrage territorial et historique de notre culture.

Loin d’avoir affaire à une occidentalisation ou homogénéisation culturelle, Marc Abélès admet que « Ce qui se dessine, c’est plutôt le nouveau visage de sociétés où les frontières se brouillent entre l’authentique, le traditionnel et les apports culturels issus de civilisation lointaines, mais qui circulent d’un bout à l’autre de la planète  » [15]. L’opposition « centre - périphérie », « culture de masse - exception culturelle », n’a plus lieu d’être : il nous faut à présent plutôt parler de flux, de circulation. L’enjeu reste que les franchises les moins mainstream puissent également avoir leur place dans ce flux afin de garantir une certaine diversité culturelle.

Géraldine Wuyckens
Septembre 2016

[1Dominique Kalifa, « L’invention de la culture de masse », Sciences Humaines, 2006
URL : http://www.scienceshumaines.com/l-invention-de-la-culture-de-masse_fr_5726.html

[2Frédéric Martel, « Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias », éd. Flammarion, 2010, p.19

[3Ludwig Gallet, « La franchise Star Wars, un empire de 27 milliards de dollars », 2012
URL : http://lexpansion.lexpress.fr/entreprises/la-franchise-star-wars-un-empire-de-27-milliards-de-dollars_1355911.html

[4Myriam Bahuaud, « Transmedia storytelling : quand l’histoire se conçoit et se construit comme une licence », Terminal, 112 | 2013, mis en ligne le 19 mai 2015
URL : http://terminal.revues.org/552 ; DOI : 10.4000/terminal.552

[5B. Bathelot, « Définition : transmédia », 2015
URL : http://www.definitions-marketing.com/definition/transmedia/

[6Myriam Bahuaud, « Transmedia storytelling : quand l’histoire se conçoit et se construit comme une licence », Terminal, 112 | 2013, mis en ligne le 19 mai 2015
URL : http://terminal.revues.org/552 ; DOI : 10.4000/terminal.552

[7Hélène Laurichesse, « Un marketing générateur de contenus pour l’univers transmédia », Terminal, 112 | 2013, mis en ligne le 19 mai 2015
URL : http://terminal.revues.org/544 ; DOI : 10.4000/terminal.544

[8Frédéric Martel, « Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias », éd. Flammarion, 2010, p.97

[9Frédéric Martel, « Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias », éd. Flammarion, 2010, p.115

[10Hélène Laurichesse, « Un marketing générateur de contenus pour l’univers transmédia », Terminal, 112 | 2013, mis en ligne le 19 mai 2015
URL : http://terminal.revues.org/544 ; DOI : 10.4000/terminal.544

[11Frédéric Martel, « Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias », éd. Flammarion, 2010, p.103

[12Définition du terme « hégémonie » : domination d’une puissance, d’un pays, d’un groupe social, etc. sur les autres (Larousse.fr).

[13Arjun Appadurai, « Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation », éd. Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2015

[14Marc Abélès, « Anthropologie de la globalisation », éd. Petite Bibiothèse Payot, Paris, 2012, p.43

[15ibidem, p.50

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