Social Game : la rentabilité comme essence du jeu vidéo ?

Candy Crush, le village des Schtroumpfs, Farmville… Ces jeux là vous disent certainement quelque chose ! Peut-être même faites vous partie des ces millions de joueurs qui ont succombé à ces jeux appelés « social games ». Depuis quelques années ces jeux ont su prendre leur place sur les appareils mobiles et les réseaux sociaux pour conquérir un nouveau public. Il est intéressant de comprendre que l’ensemble de ces jeux repose sur une écriture bien particulière. Celle-ci a plusieurs objectifs : étendre la communauté de joueurs et arriver à les faire payer pour un jeu initialement gratuit. Ici, l’intérêt est de comprendre comment ces jeux sont écrits pour générer un revenu estimé en 2014 à 4 milliards de dollars [1].

Alors que la manne financière apportée par ces jeux ne fait plus vraiment de doute [2], le phénomène du « social gaming » est un objet intéressant pour traiter de la dimension des producteurs. En effet, en tant qu’auteurs de médias vidéoludiques, les producteurs réalisent un exercice « d’écriture » particulier. Le travail de création débouche sur un jeu qui propose une expérience ludique plus ou moins réussie, plus ou moins immersive, plus ou moins sociale, plus ou moins rentable…

Nouveaux usages / Nouveaux marchés

Avec l’arrivée des réseaux sociaux et des appareils mobiles, l’industrie du jeu vidéo a cherché à exploiter de nouveaux filons  : d’une part, amener le jeu sur des supports mobiles ; et d’autre, part s’adresser un nouveau public (le marché des « cazu [3] »). Pour penser des nouvelles structures de jeux, les développeurs de jeux vidéo partent de trois constats :

Un smartphone ou une tablette est un appareil multitâche. Les usagers l’utilisent pour plusieurs choses, il n’est pas utilisé que pour jouer : naviguer sur le web, répondre à ses mails, installer des applications, etc. L’utilisateur a donc une fréquence d’utilisation de son appareil relativement élevée. Ainsi le jeu est une activité possible sur l’appareil parmi d’autres. Le consommateur ne doit donc plus acheter un appareil de jeu à part : console portable, de salon etc.

Le développeur sait que l’utilisateur a souvent son smartphone/tablette sous la main. Ce point est un avantage pour le développeur qui a la possibilité d’interpeller l’utilisateur grâce à un système de notifications. Les notifications peuvent intervenir à tout moment lorsque le téléphone est allumé et non pas uniquement lors des phases de jeux. Ce système permet au logiciel du jeu d’interpeller le joueur à tout moment.

Les utilisateurs sont friands de réseaux sociaux numériques : ils partagent, communiquent, comparent… sur ces réseaux. L’importance de ces réseaux sociaux dans les usages du grand public n’est plus à démontrer.

A partir de ces caractéristiques, les auteurs de jeux vidéo élaborent une structure de jeu qui exploite commercialement ces usages. En effet, la conversion de ces usages en système de jeu rentable constitue un challenge potentiellement très rentable. S’intéresser à l’écriture de ces « social games » et questionner comment ces usages sont convertis à des fins commerciales est une question intéressante pour l’éducation aux médias (de part son objet et sa méthode). Pour pouvoir porter un regard analytique et critique sur l’écriture d’un jeu, il convient de fixer un terme spécifique à l’univers du jeu vidéo.

Un cadre analytique vidéoludique : le gameplay

Résolument héritier d’une tradition ludique, informatique, cinématographique, mais aussi musicale (liste non exhaustive) ; le jeu vidéo est un tout : un média en tant que tel avec son lot de concepts. Parler d’un jeu, de son écriture et de sa structure n’est pas une chose toujours évidente. Les études sur les jeux vidéo (Game Studies) ont tout au plus 25 ans et ne sont pas forcément homogènes sur le terrain des concepts. Cependant pour comprendre comment sont écrits les « social games », le concept de gameplay parait incontournable.

La définition du gameplay  : « jouabilité d’une fiction interactive. Une excellente jouabilité, c’est une configuration instinctive, un temps de réponse minimum, une rigueur des collisions ainsi qu’une bonne gestion des angles de vue. C’est également la capacité à amuser, à inciter toujours davantage le joueur, en variant constamment les situations rencontrées » [4]. Dans la pratique, la notion de gameplay est davantage normative qu’analytique. On dira d’un jeu « qu’il a un bon ou un mauvais gameplay ». C’est un jugement de l’expérience ludique ressentie par le joueur.

Ce qui est intéressant, c’est de voir que le gameplay d’un jeu constitue en soi un message, une intention de la part des ses auteurs. La structure d’un jeu, comme conception d’un média, suggère une certaine expérience plutôt qu’une autre. Tout l’enjeu des « social games » va d’être d’inscrire un modèle de rentabilité dans leur gameplay et en même tant assurer la qualité de l’expérience ludique. En effet, on imagine mal un joueur qui fait chauffer sa carte de crédit en contrepartie d’une expérience ludique faible… Le social gaming est un modèle économique de jeux vidéo. Un jeu vidéo n’est pas considéré comme « social gaming » par son thème ou par les actions du joueur mais bien par son architecture de jeu qui suppose une certaine rentabilité. Ainsi il importe peu de savoir dans quel univers narratif le joueur se trouve puisque le modèle de gameplay d’un « social game » est le même pour tous. D’apparence gratuite, ces jeux proposent une expérience de jeu à la fois gratuite et … payante ! Le jeu est gratuit parce-que l’acquisition de l’application, du logiciel de jeu est gratuite… après c’est une autre histoire.

Accrocher les joueurs

Dans un premier temps, l’objectif est d’attirer le joueur sur l’application. Pour ce faire deux méthodes sont utilisées : d’abord la gratuité du jeu et ensuite une « FTUE  ». Ce dernier acronyme correspond à : first time user experience (une première expérience d’utilisateur [5]). Cette dernière doit être la plus positive possible [6] et montrer au joueur que l’application (ici le jeu) est de bonne qualité.

Dans cet objectif, ces jeux commencent avec une première phase appelée « tutoriel ». Le tutoriel est la première phase de jeu, le premier contact du joueur et l’application. Durant cette phase, le jeu va exposer explicitement au joueur ses règles, ses objectifs, les moyens d’y parvenir ainsi que tous les autres éléments nécessaires à la réalisation de l’expérience de jeu [7].

Dans le cadre du « social gaming », ce tutoriel va chercher à séduire le joueur. Le jeu va se présenter gratuit mais aussi particulièrement fun. L’écriture de ce moment constitue un moment stratégique pour le producteur, l’objectif est d’arriver à faire payer le consommateur. Mais il ne faut pas abattre ses cartes trop vite et le tutoriel va donc stratégiquement prendre une forme particulière.

Le tutoriel d’un « social game » est construit de telle sorte à présenter au joueur non pas ce que le jeu permet de faire… mais plutôt de lui montrer ce qu’est le jeu SI le joueur paie. Ainsi le tutoriel va présenter un jeu plus fluide, plus facile… mais qui n’existe que pour les clients du jeu. Dès l’instant où le joueur va sortir de la phase du tutoriel, il sera confronté à une série d’éléments plus contraignants qu’il ne pourra éliminer qu’en payant. Pour inciter le joueur à payer (à devenir client) un jeu va présenter des effets d’accroche. C’est à dire des éléments de gameplay (parce qu’ils commencent à nuire à l’expérience ludique du joueur) que le joueur va envier au point d’être prêt à payer pour les avoir. Souvent le tutoriel du jeu a présenté ces effets d’accroches comme des éléments acquis pour le joueur mais en réalité, ils ne le sont plus après le tutoriel.

Un autre exemple d’accroche

Les éditeurs ont fait entrer dans leur système un élément clé : le temps de jeu. Ainsi au sein d’un même jeu, deux temps entrent en concurrence : le temps de l’action du joueur et le temps du jeu. L’idée de base étant que chaque action que l’on pose dans ces jeux est liée au temps. Par exemple, dans le jeu Smurfs’Village, le joueur doit récolter des baies comme ressources pour pouvoir construire son village. Cependant, le gameplay du jeu va organiser ce temps d’une manière bien précise. Le jeu va permettre au joueur de ne pouvoir récolter les baies que toutes les 12 heures (dans la vie réelle). A la minute près où le joueur pourra poser une action, il sera directement mis au courant grâce à une notification sur son smartphone. Avant cette notification, il est donc obligé d’attendre avant de pouvoir récolter ses baies et de pouvoir les utiliser pour construire son village.

On retrouve donc dans ces jeux des phases de non-jeu (d’attente) où le joueur est obligé de patienter avant de pouvoir effectuer une action (jouer). En effet, durant cette période le jeu n’a rien à proposer de ludique. Ce n’est que lorsqu’il reçoit une notification sur sa tablette/son smartphone (pas forcément quand il joue, cela peut se manifester n’importe quand) qu’il peut de nouveau jouer [8]. Ces phases de non-jeu ne servent qu’à créer de la frustration. La frustration peut créer une volonté d’achat dans le magasin en ligne du jeu.

Ainsi l’attente du non-jeu devient insupportable pour le joueur, d’autant plus que les jeux sont calibrés de manière spécifique. Plus le joueur progresse dans le jeu, plus il doit attendre (en temps réel) pour avancer dans le jeu. Là où au début du jeu pour poser une action le joueur doit attendre des minutes, il devra attendre des dizaines de minutes plus tard dans le jeu. Plus le joueur progresse moins il joue. Ainsi le joueur est poussé à faire un choix entre : abandonner, attendre ou payer. L’abandon n’étant pas un problème pour les éditeurs puisqu’actuellement les statistiques montrent que 1 à 5 % des joueurs paient. Parmi ceux-ci 60% paient entre 1 et 5 dollars, 25% entre 5 et 10 dollars et 15% plus de 25 dollars [9]. Il en résulte que même si tout le monde ne paie pas, le marché est rentable. Ce modèle, commun à tous les « social games », se retrouve dans d’autres univers ludiques :

  • Par exemple : le jeu Candy Crush use de ce principe d’accroche temporelle. Le joueur a droit à 5 vies (tentatives de jeu) maximum. Le joueur perd une vie lorsqu’il perd sa partie dans le jeu. Une vie se récupère toutes les 30 minutes. Si le joueur n’a plus de vie (épuisé toutes ses tentatives) le jeu ne l’autorise plus à jouer. Pour récupérer des vies en plus, il doit : soit en demander à ses contacts Facebook, soit payer pour disposer de vies supplémentaires [10].

    D’autres joueurs plus malicieux proposent d’avancer l’heure de leur téléphone afin de duper le logiciel et de se voir octroyer des vies supplémentaires [11]. Tout ce que l’on ne ferait pas pour jouer un peu plus !

  • Une autre manière d’accrocher le joueur, c’est la pression sociale. Le joueur est désireux d’avoir quelque chose parce qu’un autre joueur le possède. C’est par exemple le mécanisme du jeu Les Simpson : Springfield [12]. Dans ce jeu de construction, chaque joueur est invité à reconstruire sa ville de Springfield (la ville fictive où se déroule le dessin animé les Simpson). Dans ce jeu chaque joueur a la possibilité de faire visiter sa ville à d’autres joueurs et à leur tour d’en découvrir d’autres [13]. Ces moments d’échanges entre joueurs s’accompagnent de récompenses qui incitent le joueur à prolonger son expérience de jeu. Enfin, le joueur aura l’occasion de présenter la ville toujours plus impressionnante face aux autres joueurs ; un objectif qui n’est certainement pas pour déplaire à certains joueurs plus orgueilleux que d’autres...

Décrypter le marché

Tout l’intérêt de la démarche présentée dans ces quelques lignes repose sur le décryptage des intentions des auteurs. Le cas des « social games » est particulièrement intéressant car il montre que la dimension économique peut prendre place au cœur du dispositif ludique. Ce point constitue une nouveauté, en effet jusqu’à présent l’industrie du jeu vidéo avait préservé l’économie de l’élaboration des gameplays. Soit le joueur payait son jeu pour en disposer pleinement (le modèle économique est en dehors du gameplay), ou il pouvait acheter des éléments pour améliorer la qualité de son jeu (mod, add-on) ou encore il devait payer lorsqu’il perdait au jeu (comme c’était le cas lors des bornes arcades où un « game over » se traduisait rapidement par un « insérer une pièce  »).

Le gameplay tel que celui proposé dans les « social games » remet en question la finalité du jeu comme logiciel d’amusement. Le jeu (comme un médiatique récréatif) ne se construit plus uniquement autour de composantes uniquement ludiques mais il intègre des données/des injonctions économiques et impose potentiellement une forme de pression sociale. Or parce que les « social games » touchent un large public : toute personne qui possède un smartphone, tablette, un compte Facebook est potentiellement la cible de ces jeux ; cela en fait du monde ! D’où l’intérêt de pousser à la démarche de questionner l’usager sur le comment se construit un média et quelle expérience cette construction suppose. Ces réflexions laissent place à une démarche d’éducation aux médias non sans lien avec des questions de citoyenneté ou encore de protection du consommateur.

Conclusion

A travers les nouvelles opportunités d’usage, le « social gaming » a réussi à s’imposer comme un modèle économique et ludique important. Les enjeux financiers sont grands. Cependant en amenant un modèle de gameplay qui pousse à l’achat et à approfondir la logique réticulaire, le jeu vidéo se place en porte-à-faux avec sa nature même de support ludique (même sans insérer la rentabilité au cœur du gameplay n’est pas nouveau). Une nouvelle fois dans l’histoire du jeu vidéo, le jeu a lieu (et se gagne) parce que le joueur paie ou parce qu’il invite d’autres personnes. Le jeu ne se suffit plus à lui-même sa réalisation appelle des ressources qui sont au-delà de son support (monétaire, sociale). Celui qui joue le plus sera celui qui paie le plus. C’est en définitive une logique commerciale qui va diviser les joueurs et non plus une logique de compétence ludique ou de passion du jeu vidéo… Un positionnement très clair qui vient des producteurs qui livrent leur propre définition du jeu.

Pour aller plus loin :

http://www.youtube.com/watch?v=s19eZPq3mTM
http://www.go-gulf.com/blog/social-gaming-industry/

Martin CULOT

Média Animation

Octobre 2014

[3Cazu est l’abréviation de « Casual Gamer ». Il désigne les joueurs occasionnels et s’oppose aux « hardcores gamers » qui se définissent comme des joueurs passionnés de jeux vidéo et qui y passe un grand nombre d’heures. Ces dernières années le nombre de cazu a fortement augmenté avec l’apparition de certains titres phares : la Wii sport, Angry Birds… Plus d’informations : http://www.media-animation.be/Casual-games-jeux-videaux.html

[4Idem, p.344.

[5Il est à noter que cette stratégie vaut également pour toute application mobile.

[7http://www.mikeproulx.com/harmonicaftershock/games/ (page consultée le 24/09/2014)

[8https://www.flickr.com/photos/ajc1/4529458315/ (page consultée le 24/09/2014)

[9http://www.go-gulf.com/blog/social-gaming-industry/ (page consultée le 24/09/2014)

[13A ce titre, ce mécanisme crée un certain type de relation sociale que l’on va retrouver sur les forums. Par exemples : http://www.jeuxvideo.com/forums/1-28259-29889-1-0-1-0-que-gagne-t-on-a-visiter-les-villes-de.htm

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