Quand Facebook investit deux milliards de dollars pour jouer

Réalité virtuelle : je n’en crois pas mes « Oculus »… !

Le 25 mars 2014, le géant américain Facebook annonçait le rachat de la firme « Oculus VR ». Celle-ci fabrique et commercialise un casque de réalité virtuelle appelé « Oculus Rift ». Ce casque est actuellement en développement et fera prochainement son entrée sur le marché du jeu vidéo. Et si la réelle volonté de Mark Zuckerberg était d’exploiter l’Oculus en dehors de la sphère vidéoludique ? Décryptage d’une technologie en cours de développement...

En investissant deux milliards de dollars pour le rachat de cette technologie, l’entreprise fait en réalité un pari sur les futurs usages et marchés de la réalité virtuelle. Que sont donc ces étranges lunettes qui se font appeler Oculus ? La réponse est simple : c’est un casque de réalité virtuelle. Il ne s’agit pas de réalité augmentée (du contenu s’ajoute à ce qu’on peut voir à travers des lunettes), comme le proposent les Google Glass, mais de réalité virtuelle : un univers indépendant de l’environnement direct de la personne qui porte ces lunettes. Une personne qui met l’Oculus peut en effet être propulsée dans un tout autre univers sans aucun lien avec le monde réel.

Dans leur conception, ces lunettes ont été pensées pour le gamer. Le joueur place le casque sur sa tête et voit apparaitre le monde virtuel. Complémentairement à ce casque, il se saisit d’un clavier ou d’une manette pour « contrôler le jeu ». Avec l’Oculus, c’est l’écran qui vient directement se placer en face des yeux du joueur. Ce système est encore unique dans l’univers du jeu vidéo. En effet, jusqu’ici, aucune autre console n’a pu offrir une expérience de réalité virtuelle de manière aussi convaincante [1]. Si ce n’est pas la première initiative de l’industrie vidéoludique [2] dans ce domaine, toutes les tentatives précédentes ont été jugées trop peu immersives par les joueurs. En d’autres termes, « les joueurs n’y croyaient pas », le dispositif technique étant trop conséquent (peu ergonomique) et, de ce fait, l’expérience ludique trop faible. Pour cette raison, dans le jeu vidéo comme ailleurs, les marchés de la réalité virtuelle ne se sont jamais réellement développés.

Petit historique de l’Oculus

A l’origine, l’Oculus est un projet lancé par un crowdfunding [3] (financement participatif sur Internet). L’objectif initial était de récolter 250.000 $ pour financer le projet, or ce ne sont pas moins de 2.437.429 $ qui ont été récoltés (soit près de 10 fois plus). A partir de là, l’Oculus est développé avec la grande ambition d’offrir la meilleure expérience vidéoludique. L’objectif étant d’augmenter le plus possible l’immersion dans l’univers fictionnel. Alors que cette technologie devait initialement servir les joueurs, le rachat de l’Oculus en mars 2014 par le géant Facebook fait office de surprise. Ce rachat entraine deux conséquences :

Le changement de philosophie du produit : la philosophie du financement participatif (un périphérique de jeu financé par et pour les gamers) se voit effacée de facto par le rachat d’une multinationale. Après ce rachat, certains investisseurs initiaux se sont vus dépossédés de leur bébé. A ce titre le quotidien Le Monde titre : Vente d’Oculus à Facebook : « une honte » pour les internautes [4] ». En effet, beaucoup d’investisseurs rêvaient de créer la technologie pour les gamers et non la possibilité pour Facebook de l’exploiter à d’autres fins telles que la publicité. Ainsi, la technologie n’est plus le produit d’une collecte de pair à pair. Cependant l’esprit collaboratif que dégageait le crowfunding persiste dans le développement de l’Oculus. En effet, l’Oculus n’est pas commercialisé dans sa forme définitive, mais est vendu en pack pour développeur. L’objectif de cette démarche est de laisser les développeurs créer et inventer des applications autours de la réalité virtuelle et ce, afin de créer des versions d’essai de différents logiciels/jeux. L’idée étant d’offrir aux usagers les possibilités de développement de cette technologie grâce à l’aide des internautes. Cette démarche est aussi appelée crowdsourcing : un concept qui « désigne une sorte de place de marché alimenté par les internautes et sur lesquelles les entreprises viennent s’alimenter. Créé en 2006 par Jeff Howe et Mark Robinson, du magazine Wired, ce néologisme, calqué sur l’outsourcing, consiste à utiliser l’intelligence, la créativité et le savoir-faire des internautes » [5]. Aujourd’hui, l’esprit de crowdsourcing est préservé pour la suite du développement de l’Oculus, du moins pour le jeu vidéo.

Le changement de l’ambition du produit : avec l’achat de l’Oculus, Facebook ne fait pas qu’acheter un casque pour le jeu vidéo, c’est bien l’ensemble du marché de la réalité virtuelle qu’il achète. Avec un investissement de cette ampleur, il y a fort à parier que les stratégies de développement de l’Oculus ne toucheront pas que le jeu vidéo… et cette intuition se confirme par les déclarations tenues par Mark Zuckerberg.

Des marchés au-delà du jeu vidéo ?

Au moment du rachat de l’Oculus, le directeur de Facebook a déclaré [6] : « Après les jeux, nous allons faire d’Oculus une plate-forme pour beaucoup d’autres expériences. Imaginez vivre un match au bord du terrain, étudier dans une classe avec des élèves et des enseignants situés dans le monde entier ou consulter un médecin, juste en mettant vos lunettes à la maison  ». Cette déclaration montre que si l’objectif de créer des expériences vidéoludiques avec la réalité virtuelle est maintenu, d’autres tentatives de déploiement auront lieu dans d’autres domaines : sport, médecine, éducation, visite d’appartement [7] (à vendre) en 3D, publicité et même… la pornographie [8]. Mais cela suffit-il de proposer ce type de service pour en créer un marché ?

L’enjeu de cette question se trouve dans la capacité du public à définir l’expérience qui sera convaincante et qui fera entrer l’Oculus dans les usages. C’est un classique dans le domaine des technologies médiatique : ce qui fait le succès d’une technologie médiatique, c’est l’usage que le public en fait et qui, par la même occasion, crée le marché économique. Il sera difficile pour Facebook d’imposer un marché sur son produit si les expériences ne sont pas convaincantes [9]. La priorité sera donc de trouver l’expérience qui ravira le consommateur en « entrant dans ses usages ».

Pour créer un marché : d’abord créer des usages

« Entrer dans les usages  », cela signifie plusieurs choses qu’un texte de Serge Proulx [10] peut aider à décrypter. Serge Proulx est un chercheur canadien qui a travaillé sur les processus d’appropriation des nouvelles technologies par le public. Selon lui, il est possible de décomposer le processus d’appropriation d’une technologie en cinq étapes qui s’enchainent les une aux autres. Ce n’est qu’à l’accomplissement de la cinquième étape que le processus d’appropriation de la technologie est effectif. Le raisonnement de Proulx repose sur le fait qu’une technologie peut s’imposer dans le paysage économique à partir du moment où un public en a l’usage. De ce fait, c’est l’usage d’une technologie, ou d’un média, qui va en créer le marché. Comme l’Oculus est en cours de développement, il n’est pas pertinent d’y appliquer le modèle de Proulx. Par contre, il est possible de questionner cette technologie sur base de la grille de lecture établie par cet auteur. Il s’agit alors de poser des questions, des interrogations concernant l’Oculus. Ces interrogations sont bien utiles pour comprendre (décrypter) la manière dont Facebook débutera la commercialisation de son casque auprès du grand public.

Le premier critère est le fait que le public doit connaitre la technologie comme objet : quels sont les usages pour lesquels elle est destinée ? Comment l’utilise-t-on correctement ? Dès lors, le public doit avoir un niveau de connaissance de type « mode d’emploi ». Pour l’Oculus, la question est de savoir quel est le public qui aura connaissance de ce casque ? Comment l’Oculus sera-t-il présenté et à quel public ?

Ensuite, l’usager doit maitriser l’interface graphique de la technologie. Il doit savoir approcher empiriquement l’objet, c’est-à-dire savoir se débrouiller dans l’utilisation du casque. L’interrogation que l’on peut afficher face à ce critère est de savoir si l’interface de l’Oculus conviendra à tous ? Qui supportera le port de ce casque (vertige [11] lié au « mal de la réalité virtuelle » ) ?

Après l’utilisateur doit avoir l’opportunité d’utiliser la technologie : « dans un contexte donné de vie quotidienne, l’usager investit l’objet technique de significations subjectives » [12]. Face à ce critère se pose évidemment la question des expériences offertes. Quel public prendra l’habitude d’utiliser ce casque ? Quel sens l’usager mettra-t-il dans l’usage de la réalité virtuelle ? Avec quelle fréquence d’utilisation ? L’expérience sera-t-elle individuelle ou collective ?

Le critère suivant propose de questionner la morale liée à l’usage de la technologie. A partir du moment où il y a usage, Proulx suggère que cet usage s’accompagne d’une idéologie, d’une morale de la technologie, du média. En ce sens, une technologie s’accompagne toujours « de représentations mais aussi de valeurs politiques et morales » [13]. Concernant l’Oculus, il s’agira d’être attentif aux représentations dominantes qui découleront des usages du casque.

Un démarrage inattendu ?

Enfin, le dernier critère est celui de l’établissement d’un modèle économique de cette technologie. Dés l’instant où les critères précédents sont réunis, un marché se dresse et s’organise. Il s’organise autour d’autres acteurs (constructeurs, distributeurs etc.) et prend place d’une manière ou d’une autre dans le paysage économique, médiatique… A l’heure actuelle, il n’est pas vraiment possible de questionner ces deux dernières dimensions du fait qu’Oculus est toujours en développement.

Le lien entre usages et média est crucial. L’histoire du SMS [14] (short message service) est assez éclairante sur le rapport entre adoption des usages et création d’un marché. Initialement, le SMS n’était pas destiné au grand public. Il s’agissait d’un service développé et utilisé en interne par certaines sociétés (Vodafone, Sema Groupe…). Durant cette période, le SMS était utilisé principalement pour envoyer des messages d’ordre technique. L’usage était principalement professionnel et il n’était pas question de le rendre disponible au grand public. Durant sept ans, les entreprises étaient convaincues que le SMS n’intéresserait jamais le grand public. En effet, ces entreprises se représentaient un public qui préférait toujours le téléphone (la chaleur de la voix humaine) à du texte court. Ainsi, elles ne pensaient pas qu’il y avait un marché à prendre… Or le jour où le SMS a été rendu disponible au grand public (en 1999), le succès fut retentissant et un marché économique s’est rapidement dégagé. Un marché qui a rendu possible le développement d’un modèle économique pour la commercialisation des GSM et également du forfait mobile. C’est en quelque sorte les usages qui ont propulsé le SMS et, par la même occasion, le GSM dans les technologies marquantes du XXIème siècle. Et non pas l’invention la technologie, qui existait déjà depuis 1992.
Dans le cadre de l’Oculus, les deux milliards de Facebook sont évidemment un investissement qu’il faudra rentabiliser. Pourtant, si l’on suit la grille d’adoption des nouvelles technologies de Proulx, il reste beaucoup de questions sur son appropriation par le public et, par conséquent, sur la création d’un marché économique.

Deux milliards de dollars et puis quoi ?

Selon les déclarations de son fondateur, Facebook va tenter d’élargir le public et dès lors chercher à développer d’autres expériences que le jeu vidéo. Il est probable qu’à l’avenir Facebook propose une série d’usages de l’Oculus. En effet, si Mark Zuckerberg parle d’une possibilité pour l’usager d’assister à un match depuis le bord d’un stade, c’est bien qu’il cherche à créer une expérience médiatique convaincante et ceci non pas de manière désintéressée. S’il pense actuellement utiliser l’Oculus à des fins publicitaires, il ne pourra le faire que s’il existe des usages de cette technologie. Or, il n’est pas encore certain que le casque de réalité virtuelle repose sur un modèle économique viable [15] du moins en dehors de la sphère vidéoludique (c’est nous qui nous permettons ce commentaire).
Ce qui est intéressant, c’est que jamais la possibilité de l’usage de la réalité virtuelle n’a paru aussi proche du grand public. Pour créer des marchés autour de cette technologie, il est probable que l’investissement de deux milliards s’accompagnera prochainement de tentatives d’imposer ce produit dans le quotidien de chacun des consommateurs potentiels à travers différentes expériences : vidéoludique, éducation, divertissement, commercial, partage... In fine c’est le public qui a les cartes en main sur le futur de la réalité virtuelle.
Alors, chers futurs consommateurs : « À quelles expériences de réalité virtuelle rêvez-vous ? »

Martin CULOT

Média Animation

Juillet 2014

[8A ce titre il existe déjà une plateforme en ligne qui propose aux développeurs de l’Oculus Rift de développer et tester des applications dans ce domaine : http://oculusrealporn.com/ [Page consultée le 10/07/2014]

[9A ce titre plusieurs technologies médiatiques ont essuyé des revers de la part du public : le MiniDisc, le film interactif sur DVD … faute d’usage par le public.

[10Pour un approfondissement de la question, le lecteur peut se reporter à S. Proulx, Penser les usages des TIC aujourd’hui : enjeux, modèles, tendances in Lise et Nathalie Pinède, éds, Enjeux et usages des TIC : aspects sociaux et culturels, t.1, Presses universitaires de Bordeaux, p.7-20, en ligne : http://sergeproulx.uqam.ca/wp-content/uploads/2010/12/2005-proulx-penser-les-usa-43.pdf [Page consultée le 10/07/2014]

[12Ibidem, p.10.

[13Idem.

[15Prix de vente, recette publicitaire, alimentation de contenu, distribution, intérêt du public…

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