Analyse de la neknomination et autres pratiques « à risques » dans Facebook.

Neknomination : Facebook pousse-t-il à consommer de l’alcool ?

Retour sur le concept de neknomination, observé principalement sur les réseaux sociaux Facebook ou Twitter, qui alimente régulièrement les colonnes des faits divers dans la presse quotidienne, préoccupe bien des parents d’adolescents, et de ce fait, alarme un certain nombre de pouvoirs publics. Un phénomène qui, aussi, précède bien d’autres, comme le fameux « à l’eau ou au resto ».

La neknomination alarme et fait peur. La neknomination, née en Australie, (de l’anglais « neck your drink », « bois cul-sec ») invite son adepte, souvent jeune adulte ou adolescent, à se filmer via smartphone, lui-même ou avec l’aide d’un caméraman complice, buvant une bière ou un alcool en « à fond », sous des angles et des mises en scènes aussi diverses qu’originales. Ensuite, l’acteur principal du bref one man show met la courte saynète en ligne, visible par un public plus ou moins confidentiel, son réseau de contacts en l’occurrence. Si le challenge est réussi, le propriétaire du compte Facebook désigne ensuite trois ami(e)s, qu’il met au défi (« nomine ») de faire la même chose que lui dans un délai de 24 heures.

Ainsi décrite, la neknomination évoque un de ces nombreux jeux à boire [1], d’autres pratiques de « biture express » exprimées à la manière d’un défi. Elle rappelle de loin sur le plan du mode et de la vitesse de diffusion les vieilles chaînes de saint Antoine ou chaînes magiques auxquelles on répondait par superstition. La neknomination s’inscrit dans le droit fil des défis popularisés sous la dénomination de « cap ou pas cap » réalisés en partie sous la pression sociale collective. Elle est - plus récemment encore - vue comme cousine directe du « binge drinking », pratique qui consiste à se saouler, en groupe, le plus rapidement possible.

Saoul vert et vert saoul ?

Pour autant, binge drinking et neknomination sont-ils comparables ? Dans une très grande mesure, non. Même si l’un comme l’autre peuvent être vus comme des phénomènes de ritualisation de passage de début ou de fin d’adolescence, incluant une prise de risque, et qu’il s’agit de consommer de l’alcool (en faible quantité dans le cas de la neknomination ; en grande quantité dans le cas du binge drinking).

La première raison qui rend les phénomènes incomparables tient au fait que, contrairement au binge drinking, la nekonomination inclut nécessairement sa médiatisation via les écrans d’ordinateur, et par là, requiert une sorte de validation visuelle rendant cette pratique publique spectaculaire, contrôlable. Cette dernière caractéristique autorise les observateurs neutres, mis devant le fait accompli, à formuler de vives critiques alors que le binge drinking se produit de manière plus dissimulée, en groupe et à l’écart des impétrants.

De ce point de vue, la neknomination, comme bien d’autres pratiques, cristallise bien des évolutions de société en cours :

D’abord, s’il est pratiqué en groupe, le binge drinking est un phénomène collectif et ponctuel très éloigné de la pratique, solitaire, de la neknomination. L’attention portée à la mise en scène de soi, sous le regard d’un objectif technique, la théâtralisation du défi de neknomination reflètent un soin porté à son image davantage que dans le cas d’une pratique d’insertion sociale sans numéro d’acteur. C’est une espèce de mise sous la contrainte avec preuve, de violence passive dans la mesure où rien n’oblige quiconque à le faire, mais tout le monde pourra savoir qu’on ne l’a pas fait.

Ensuite (et de ce point de vue, le binge drinking est une pratique « pure », sans captation par image animée, rendant celui-ci confidentiel aux yeux de spectateurs anonymes), la neknomination n’a, au contraire, aucune valeur en soi si elle ne passe pas par sa mise en valeur par l’image et sa diffusion.

Image et authenticité

Aujourd’hui, un acte passé sans image et sans médiatisation de celle-ci prend difficilement valeur authentique [2]. Pour autant, même si les technologies nouvelles encouragent l’expression de l’intime, on aurait tort de considérer la neknomination comme un avatar neuf de l’extimité [3] (une intimité convoquée sous le régime de l’exposition médiatique) puisque cette pratique de défi de consommation d’alcool n’est pas initialement réservée à la contemplation égocentrée de l’individu seul face à son verre vide, image portée au regard du média.

Il faudrait plutôt évoquer ici, dans le chef des neknominés, une volonté de transparence de l’acte et de contrôle par les pairs, couplée à un impératif de succès (réussir le défi), voire de célébrité à faible ou grande amplitude (devenir célèbre aux yeux des netspectateurs ou de la toile, au prix parfois d’une variante plus complexe de la mise en récit du défi). Cet impératif de popularité pousse ainsi les adeptes à rechercher l’originalité du défi : parmi les plus insolites, une Néo-Zélandaise entre à cheval dans un magasin tout en buvant de l’alcool, un jeune Anglais boit une bière en faisant le poirier au-dessus d’une cuvette de WC) plutôt qu’une augmentation de la quantité d’alcool ingurgité.

Si elle prend, par sa médiatisation, une valeur paradoxalement officielle bien qu’individualisée, la pratique de la neknomination n’est pas narcissique, puisqu’il ne s’agit pas d’une pure contemplation de soi-même. Le neknominé puise en ses netspectateurs la seule raison d’être de son acte. Il s’agit bien de se contempler sous le regard des autres.

Ces trois derniers éléments (égocentration, mise en image, contrôle-évaluation par les pairs absents) sont bien constitutifs d’une évolution majeure bien plus large que le phénomène en lui-même, significatif des pratiques sociales et culturelles du regard porté sur soi : centration sur soi-même et pas sur les autres, visibilité par l’image donnée aux autres et validée par ceux-ci. Ils inscrivent le registre des nominations dans une sorte d’entre-deux entre le mythe narcissique et le phénomène de groupe.

D’autres éléments distinguent nettement la neknomination du binge drinking. Dans ce dernier, l’alcool est clairement au centre de la fête. Dans le cas de la neknomination, les multiples variantes éloignent le défi de la seule absorption d’alcool : on connaît ainsi les phénomènes de « planking » (se prendre en photo en position de planche dans les lieux les plus originaux), de « djotenomination » (pastiche de la neknomination, qui impose aux nominés de consommer une tarte al’djote), « à l’eau ou au resto » (Le nominé a 48 heures pour sauter dans une eau glaciale de manière aussi créative que possible, ou doit rembourser sa dette en offrant un restaurant à son challenger. La plupart des participants sont souvent déguisés ou accoutrés d’un patchwork invraisemblable de vêtements différents pour ajouter au grotesque de la situation), s’entarter dans une tarte de chantilly, coller ses fesses sur un fil barbelé ; etc. Dans ce registre, l’influence de la culture liée à l’émission de télévision Jackass est évidente. Les afficionados de ce genre de pratique ont même conçu un groupe Facebook dédié (« les fous du défi » [4] ).

D’autres éléments permettent encore de nettement distinguer le binge drinking de la neknomination. Celle-ci se produit en effet généralement indifféremment entre garçons et filles, et dépasse les questions d’âge. Alors que généralement le binge drinking est lancé entre jeunes du même âge. Le neknominé peut à l’inverse, choisir sa victime à l’intérieur de la totalité de son réseau de contacts.

Une pratique, un média

Comprendre le phénomène de la neknomination nécessite de prendre en compte deux éléments fondamentaux supplémentaires : les besoins de l’adolescence, mais aussi -et surtout- les modes de diffusion et de médiatisation des défis.

Dans la réussite du défi, ce que les jeunes cherchent en première analyse, c’est à être populaires, recueillir un maximum de like sur leurs murs. Cette popularité s’accompagne du désir de se mettre en péril, dans la mesure où la société adulte ne propose plus comme avant des rites de passage mettant les jeunes en difficulté surveillée. L’apprentissage social de la mise en danger prend forme, sur Facebook comme ailleurs, en reposant sur deux principaux mécanismes : l’imitation et le renforcement. Imiter les plus grands (en réalité, ceux qui ont réussi le challenge) en buvant comme eux, renforcer la valeur du défi en s’imposant de faire aussi bien ou mieux encore. Dans ce registre, Gardner [5], Alain Ehrenberg ou encore Bastien Soulé et Jean Corneloup [6] en France, entre autres auteurs ont bien mis en évidence combien l’influence des pairs sur la prise de risque, la préférence pour le risque et la prise de décision risquée est plus fréquente parmi les adolescents et les jeunes adultes que parmi les adultes, et est en quelque sorte liée à cette classe d’âge.

Intégration ou exclusion sociale

Dans le choix des necknominés, les sujets « sélectionnent » progressivement davantage les pairs qui leur ressemblent, dans une sorte de confrontation miroir : « je l’ai fait », « tu es proche de moi, donc tu ne peux pas te différencier de moi en refusant le défi ». Lorsque les comportements d’un individu et ceux de ses pairs sont liés, on peut invoquer le terme d’apprentissage social : le sujet « modèle » son comportement sur celui des autres, particulièrement les autres significatifs, afin de se conformer aux normes du groupe, et de concevoir la grammaire de celles-ci par la pratique. Mais la conformité génère dans le même temps un processus de sélection. Le sujet a tendance à composer son groupe d’amis à partir de ceux dont les comportements ressemblent aux siens. Les groupes vont se former autour des pratiques communes, dans le même temps que les liens créés vont renforcer les motivations relatives au comportement en question.

Oui, les jeunes redoutent d’être exclus du réseau. Ils ont des amis en chair et en os, ceux-ci ont une existence sur les réseaux. S’ils se font selon leurs termes « pourrir l’existence » sur leur Facebook, parce qu’ils ont refusé un défi, ils auront l’impression de ne plus avoir de valeur aux yeux des autres.

Comme véhicule des pratiques sociales, Facebook dispose d’un pouvoir propagateur spécifique, qui repose sur quelques principes de base.

Le premier principe repose sur la culture du don et du contre-don. Un membre inspire une pratique qui lui demande un effort, il s’attend à un effort réciproque, en fonction de l’importance qu’il accorde à cette pratique. Entre don et contre-don, une sorte de réciprocité s’instaure, qui garantit la paix sociale. Il s’agit d’un échange non-marchand. Originellement, cette culture du potlatch était pratiquée autant dans les tribus du monde amérindien ainsi que dans de nombreuses ethnies du monde Pacifique [7]. Mais nous le pratiquons par ailleurs, quand nous contributions au succès d’un repas entre amis, en apportant des fleurs à la maîtresse de maison. Cet échange peut aussi permettre d’obtenir une légitimité et une position hiérarchique plus importante, en fonction de la qualité et de la quantité des contributions faites. La meilleure neknomination crédibilise ainsi la position sociale de qui s’y adonne, et assure en la maintenant une sorte de paix sociale dans le groupe, qui se raffermit autour de pratiques plus ou moins propres et transgressives.
Cet échange se produit sur un mode symétrique (en quantité et en qualité). On ne répond pas à une pratique par dix autres, et le sentiment général de la réponse donnée est positive : le producteur d’un contenu n’est généralement pas bridé dans son effort (il en est conforté), car entre en jeu ici le lien avec la personne, au delà de l’appréciation de la pratique.

Imitation et différenciation

Par ailleurs, Facebook impose une sorte d’économie de l’attention, un maintien permanent du contact, qui compte sans doute plus ou autant que l’information échangée. Un défi doit être vu, commenté, reproduit. On manifeste ainsi de l’attention à l’autre.
Enfin, les défis s’inscrivent entre différenciation individuelle et intégration. Les communautés tendent à intégrer des systèmes de pratiques communes à ses membres. Il s’agit du « même », « élément culturel reconnaissable répliqué et transmis par l’imitation du comportement d’un individu par d’autres individus ». Des écarts trop forts par rapport aux normes conduiraient à l’isolement des « marginaux ». Néanmoins, dans le même temps, à l’intérieur du système de conformité sociale, chacun doit apporter sa différence, faire la même chose mais autrement, ce qui justifie ainsi les multiples déclinaisons de la neknomination, des écarts différentiels non négligeables au moment de la réalisation du défi.

Ces différentes pratiques alimentent ainsi une violente diatribe de la part des médias, liant parfois toute conduite à risque au phénomène et alimentant la panique morale autour de celui-ci. Ainsi, le quotidien Ouest-France, sous le titre « Défi Facebook. Elle décède après s’être baignée dans un étang » relatait ainsi ce tragique fait divers [8] : « Une femme de 29 ans est décédée dans la nuit de samedi à dimanche, après être entrée dans un étang dans le Maine-et-Loire. Probablement à la suite d’un défi Facebook. Encore un décès dans le cadre du défi Facebook ? Tout porte à le croire, ce dimanche 22 juin, après le décès d’une jeune femme. Âgée de 29 ans, elle a succombé, dans la nuit de samedi à dimanche, après être entrée dans l’eau de l’étang de Chaumont-d’Anjou (Maine-et-Loire). Selon les premiers éléments de l’enquête, confiée à la gendarmerie, elle est à peine entrée dans l’étendue d’eau de la base de loisirs. Après être entrée jusqu’à mi-cuisse, elle est revenue vers la berge. C’est à ce moment qu’elle a fait un malaise. Son petit ami, qui aurait filmé la scène avec un téléphone mobile, a prévenu les secours […] ».

On le voit, si la scène a été filmée, rien n’indique qu’il s’agisse d’une mise à défi, mais plutôt, en l’état, d’une simple scène de vacances sans lien avec une nomination, et le Réseau Social fait figure de suspect présumé sans preuve.
Il ne faut pas pour autant nier le risque lié à ces pratiques, mais sans doute appuyer la question d’une éducation globale au risque, plutôt qu’à la diabolisation du média accueillant et diffusant la mise en danger de soi. L’opportunité d’une éducation au phénomène médiatique se trouve dans ce dernier point : de plus en plus, naissent des spin-off de la neknomination : au lieu de boire face caméra, le défié fait un don d’argent à une famille dans le besoin, va donner de quoi se nourrir aux sdf, faisant « le même en mieux », et nomine à son tour les nominateurs initiaux. La pratique porte un nom : la smartnomination, ou « nomination intelligente ». Ou comment arroser l’arroseur …

Yves Collard.

Média Animation

Juin 2014

[1Ainsi, le jeu du capitaine Paf, qui consiste à boire de l’alcool en répétant une série de gestes sans se tromper, avec obligation de cul-sec en cas d’erreur. Ou encore, le jeu de l’Elan, au cours duquel le joueur désigné est astreint à boire un verre d’alcool.

[2Une rupture sentimentale, par exemple, est authentifiée par une inscription publique dans un site de rencontre, comme une union est investie d’un caractère officiel dès lors qu’elle est inscrite dans un site de réseautage social en ligne.

[3Le terme est utilisé par Serge Tisseron, Serge TISSERON, L’intimité surexposée, Pluriel Hachette Littératures, 2002.

[5Gardner M. & Steinberg L., “Peer influence on risk taking, risk preference, and risky decision making in adolescence and adulthood : an experimental study”, Developmental Psychology 41 (4) : 625-635 (2005).

[6Bastien Soulé et Jean Corneloup, « Jeunes et prises de risque sportives. Vers une approche sociologique contextualisée », Corps et culture [En ligne], Numéro 3 | 1998, mis en ligne le 20 décembre 2004, Consulté le 26 juin 2014. URL : http://corpsetculture.revues.org/471

[7C’est ainsi que les premiers colons ont pu dépouiller les indigènes qui pratiquaient le potlatch, car ils échangeaient de l’or contre des produits de faible valeur ; les Indiens d’Amérique croyant à la valeur de ces échanges pensaient que les trocs étaient équilibrés.

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