Le sans-abrisme au cinéma : du coin de la rue aux marches des festivals

Le ou la sans-abri [1] est l’incarnation la plus visible et frappante de la précarité, conférant à ce profil de personnage des caractéristiques motivant une dramaturgie singulière. Pour Margot Baldassi et Philippe Gargov [2], « le cinéma offre un double niveau de lecture, à la fois littérale (représentation visuelle des personnes de la rue) et figurative (fonction symbolique jouée par les sans-abri dans la trame narrative du film) ». En saisissant cette opportunité, le cinéma endosse une responsabilité : donner à voir aux publics une réalité sinistre, visibiliser le drame vécu par des citoyens et citoyennes poussés dans les cordes de la société. Quels impacts ces représentations du sans-abrisme ont-elles sur nos propres visions du « problème » ? Le cinéma joue-t-il un rôle mobilisateur ou stigmatisant, quand le nombre de SDF ne cesse de grandir dans la cité contemporaine [3] ?

Des personnages dans le décor

Le cinéma n’est pas le seul registre fictionnel qui « exploite » la figure du sans-abri dans ses récits. Le photographe Alan Butler en a fait le constat dans le jeu vidéo. Il s’adonne à une pratique documentaire appelée « in game photography ». Son appareil photo, c’est l’outil « capture écran » de l’ordinateur. Son terrain d’investigation, c’est Los Santos : la ville dans laquelle il évolue en tant que joueur de GTA5 [4]. Au lieu de flinguer à tour de bras et foncer au volant d’un bolide, il s’approche des vagabonds aux abords des drugstores, tente d’interagir avec eux, de les « photographier ». Cette recherche documentaire et sociologique au cœur d’un univers vidéoludique, fictionnel, permet d’identifier les caractéristiques physiques que l’on attribue traditionnellement au profil des « clochard·es » : ils et elles sont sales, portent de vieux bonnets et des vêtements dépareillés, vivent sous l’emprise d’alcool ou de drogues.

Down and Out in Los Santos (Alan Butler, 2015-Present)

Mais le travail d’Alan Butler révèle aussi la place réservée aux sans-abris dans nos sociétés (cette « fonction figurative », évoquée plus haut). « Ces personnages ne fournissent au jeu aucune fonctionnalité particulière en soi, puisqu’ils n’interagissent pas avec la narration. Ils existent plutôt comme une “présence humaine ambiante”. Je ne suis pas fier de dire qu’ils occupent une posture similaire à celle des sans-abris assis chaque jour aux portes de mon studio dans le centre-ville de Dublin [5] ». À sa manière, le photographe parvient à entrer en contact avec ces personnages de pixels, fruits de l’écriture scénaristique du jeu vidéo et d’une programmation algorithmique. Ils et elles observent ou ignorent le héros du jeu, lui demandent une pièce ou cherchent la bagarre. La passivité, la dépendance aux autres et l’agressivité : des caractéristiques comportementales qui alimentent également le stéréotype négatif du sans-abri dans nos imaginaires.

Retour vers le futur (Robert Zemeckis, 1985)

Ces traits sont également exploités dans de nombreux films de fiction. Le sans-abri nourrit ainsi de réalisme le décor de Paris ou de Gotham City : les recoins sombres de l’urbanité sont peuplés de ces spectres anonymes. Les sans-abris peuvent, depuis cette posture décorative, devenir les témoins étonnés des péripéties du héros. Dans Retour vers le futur (Robert Zemeckis, 1985), un SDF fait les yeux ronds en voyant apparaître la fameuse voiture à voyager dans le temps. Dans Terminator (James Cameron, 1984), un autre se fait même voler ses vêtements par Kyle Reese, le combattant envoyé nu dans le passé pour protéger Sarah Connor de l’humanoïde incarné par Arnold Schwarzenegger. Qu’il soit oisif ou hostile, le sans-abri ne participe à l’action que de manière périphérique.

Un vagabond magnifique, porteur de nos idéaux perdus

Le sans-abri endosse pourtant le premier rôle dans de nombreuses fictions. Il offre, notamment, l’opportunité de poser un regard réflexif sur la société, scrutée et questionnée depuis sa marge. Ce qui fait le drame du personnage est aussi présenté comme une opportunité. Dans La belle et le clochard, Clochard n’est qu’un chien bâtard, repoussant et sauvage. Mais il est libre, fiable et débrouillard. Malgré les difficultés que lui et ses semblables affrontent – notamment un chassé-croisé avec la fourrière – il incarne une figure positive. Pour draguer Belle, il raille d’ailleurs son confort bourgeois : « Moi, je vis sans laisse, sans clôture. Avec moi, ce serait tous les jours l’aventure ». Le sans-abri est, ici, un personnage exploité pour nous faire réfléchir à notre quotidien, à notre mode de vie et aux valeurs qu’il défend. Est-ce le confort qui nous rend heureux ? Lui avons-nous sacrifié notre liberté ?

Lee Marvin dans Emperor of the north pole (Robert Aldrich, 1973)

La figure du clochard dans le film de Walt Disney rappelle celle du hobo américain, du poète vagabond sautant clandestinement d’un train de marchandise à l’autre pour traverser l’immensité des paysages. Son amour de la liberté et sa marginalité le rendent presqu’esthétique : il est l’aventurier solitaire moderne, magnifié par la littérature (de Jack London [6] aux auteurs de la beat generation [7]) et le cinéma américain, notamment lorsque sont évoquées les conséquences du crash boursier de 1929 [8].

Dans Archimède le clochard (Gilles Grangier, 1959), le personnage haut en couleurs incarné par Jean Gabin incarne également ce profil de franc-tireur tragi-comique. Buvant le coup de grand matin devant une usine dans laquelle les ouvriers s’entassent, il interpelle son acolyte : « qu’est-ce que t’attends pour faire comme eux et t’abriter ? Y a qu’à acheter les quotidiens du soir… c’est plein de demandes. “Offre d’emploi” qu’ils appellent ça, leur piège à bagnards ». La pauvreté et le sans-abrisme, pour lui, ne sont qu’un pis-aller. D’abord et avant tout, c’est la liberté d’action et de parole qui importe, loin du métro-boulot-dodo. Archimède se situe en opposition aux valeurs capitalistes, à la bien-pensance et à la superficialité. Pour le cinéma, c’est l’opportunité d’un décalage générateur de situations cocasses [9].

« La liberté c’est d’faire c’qu’on veut… y compris d’aller en taule quand on en a envie ».
Jean Gabin dans Archimède le clochard (Gilles Grangier, 1959)

Plus récemment mais dans un registre moins comique, c’est Christopher, le héros de Into the wild (Sean Penn, 2007) qui endosse ce costume du vagabond idéaliste et philosophe. Son dégoût du mode de vie contemporain le poussera sur la route, en quête de grandes aventures et de liberté au fin fond de l’Alaska. Dans ces fables, les héros nous font la leçon.

Ce vagabondage « choisi » n’est pas présenté sans risques. Les personnages sont confrontés à des drames et des difficultés. La question se posera alors : jusqu’où iront-ils ou elles pour entretenir leur idéal de liberté ? Rentreront-ils ou elles dans le rang ? Si Archimède reste fidèle à ses convictions et continue son errance, telle notre conscience ou notre bon sens perdu, Christopher, dans Into the wild, perd la vie après avoir ingéré des plantes toxiques, comme si en choisissant la marginalité, on prend une voie sans issue. Clochard est le héros d’un film Walt Disney : l’histoire finira donc bien pour lui. Les maîtres de Belle sont charitables et accueillent avec le sourire les chiens errants du quartier. Le message d’ouverture à ceux et celles qui sont en difficulté s’accompagne alors d’un jugement moral : « si vous le voulez vraiment, vous pouvez quitter la rue en attrapant la main qui vous est tendue ».

Dans Sans toit ni loi (Agnès Varda, 1985), une jeune fille en errance est accueillie pour la nuit par un paysan. Il résume le dilemme auquel son mode de vie la confronte : « Toi, tu choisis la liberté totale, mais tu as aussi la solitude totale. Il y a un moment, je pense, où si on continue on se détruit, et si on veut vivre on arrête. D’ailleurs, tous mes amis qui ont fait la route et qui ont continué sont morts, ou ils sont devenus des loques, alcooliques ou drogués, parce que la solitude les a bouffés complètement ». Le film dresse le portrait sans jugement d’une personne ayant choisi la marginalité. S’il permet de comprendre ce qui pousse certains et certaines à adopter ce mode de vie, c’est, ici aussi, dans un cul-de-sac que l’héroïne aboutit.

Au cinéma, la misère plus vraie que nature

En 1940, le réalisateur John Ford adapte à l’écran le best-seller de John Steinbeck, Les raisins de la colère, racontant le douloureux exode d’une famille ruinée de l’Oklahoma vers la Californie, confrontée au rejet et à la stigmatisation. Le film fut un succès colossal, couronné d’Oscars. Le paradoxe est bien présent : confrontées à la misère sur leur pas de porte, nos sociétés détournent le regard, mais elles s’émeuvent du vécu de personnages de fiction. Pourquoi cette prise de conscience, rendue possible par la mise en récit, ne suffit-elle pas à ancrer durablement la volonté d’infléchir les statistiques terrifiantes du sans-abrisme ?

Peter Mullan dans Hector (Jake Gavin, 2015)

Baldassi et Gargov rappellent que « l’examen de ces représentations met en lumière un important décalage à l’égard des réalités connues et mesurées. Certains profils ont longtemps été sur-représentés, à l’image du stéréotype séculaire du « clochard », vieil homme barbu errant en ville, ou encore celle de l’enfant des rues, livré à lui-même. Inversement, certains profils ou pratiques semblent « invisibilisés », et sont donc relativement méconnus en dehors des milieux intéressés. Cela concerne les besoins quotidiens de certains publics, à l’image des femmes (sécurité, menstruations, etc.) ou des migrants non francophones (barrière de la langue etc.) [10] ».

Sur base de ce constat, le cinéma du XXIème siècle a quelque peu enrichi la mosaïque des représentations. Si Hector (Jake Gavin, 2015) place au centre de son récit le profil « classique » du clochard, I Daniel Blake (Ken Loach, 2016, Palme d’Or au festival de Cannes) valorise un dialogue entre un homme mûr et une jeune mère isolée. Les invisibles (Louis-Julien Petit, 2019) a ouvert le public aux réalités vécues par les femmes poussées dans la misère. Outre- Atlantique, Richard Gere jouait en 2015 un homme à la rue dans Sans-abri (Oren Moverman, 2015), quand Charlize Theron incarnait avec brio le calvaire enduré par l’héroïne de Monster (Patty Jenkins, 2003). Les drames de la migration [11] mobilisent aussi les cinéastes, révélant les conséquences humaines catastrophiques d’une politique européenne barricadée derrière ses traités.

Mais les choix scénaristiques et les profils imaginés pour nous raconter la précarité dévoilent surtout ce que le public accepte d’en voir et d’en comprendre. Le « bon » pauvre, qui se bat et se débat, qui subit malgré lui le système, reçoit les faveurs des scénarii et la compassion du public. D’autres pauvretés sont occultées, voire stigmatisées. Peu mises en récit par le cinéma, les populations Rom subissent, par exemple, des représentations peu élogieuses : leur mode de vie indispose, leurs coutumes inquiètent. Le cinéma les dépeints comme sales et vulgaires, comme dans À bras ouverts (Philippe de Chauveron, 2017), ou arriérés, à l’image du boxeur gitan incarné par Brad Pitt dans Snatch (Guy Ritchie, 2000), incapable d’articuler une phrase correctement. Le « mauvais » pauvre, qui n’a pas la force de se battre, dépendant ou trop « différent » de l’audience, n’est pas un personnage porteur pour le cinéma. La pauvreté « banale », animée par des hommes et des femmes qui luttent pour payer les factures et remplir le frigo, se réfugie dans un cinéma d’auteur, à vertu « social », salué par la critique mais peu mobilisateur d’audience.

Frances McDormand dans Nomadland (Chloé Zhao, 2020)

L’association ATD Quart Monde, en organisant le festival de cinéma La pauvreté sans clichés met également en évidence l’écueil auquel se confronte le auteur·es : « Au cinéma, trop souvent la pauvreté est représentée soit par un SDF, soit par un migrant [12] ». S’il est fréquemment piégé par des codes narratifs, des contraintes de production et certains attendus du public, s’il ne permet de dévoiler que les facettes les plus spectaculaires d’un prisme éminemment complexe, le cinéma parvient aussi à hisser en haut de l’affiche un débat de société trop souvent glissé sous le tapis.

Brieuc Guffens

Louis-Julien Petit, réalisateur du film Les invisibles et parrain du festival La pauvreté sans clichés porté par ATD Quart Monde en 2019 a mis sur pied « le label “Invisibles” pour recréer du lien entre le cinéma et les personnes vivant dans la précarité. À la manière du café suspendu, vous pouvez arriver dans un cinéma, payer votre entrée et donner quelques centimes supplémentaires qui vont dans une caisse communautaire. À chaque fin de mois, l’exploitant de la salle libère des tickets de cinéma qu’il donne à des associations travaillant avec des ”invisibles” en général, cela peut être des mères célibataires, des jeunes… L’idée est de ne pas imposer un film ni une séance aux personnes qui vont bénéficier de ces tickets solidaires. Aujourd’hui, plus de 280 cinémas sont partenaires [13] ». En Belgique, avec le projet Les toiles, EmpreinteS se mobilise aussi pour un cinéma tous terrains : « auprès des sans-abris, des malades, des détenu·es, auprès de celles et ceux qui ont aussi besoin de la magie qu’offre le cinéma, EmpreinteS tend de nouvelles toiles afin de projeter des films et organiser des rencontres avec les réalisateur·trices et les comédien·nes [14] ».

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[1Si au cinéma, ce sont souvent des hommes qui incarnent la pauvreté extrême, certains films ont mis en évidence les spécificités vécues par des personnages féminins : I, Daniel Blake (Ken Loach, 2016), Rosetta (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 1999) ou Les invisibles (Louis-Julien Petit, 2019) entre autres.

[2Margot Baldassi et Philippe Gargov, Les représentations du « sans-abrisme », Millénaire 3 – La prospective de la métropole de Lyon, 2020, https://www.millenaire3.com/dossiers/Sans-abri/Les-representations-du-sans-abrisme .

[3« L’expérience bruxelloise montre une augmentation de 27,72% du nombre de personnes sans-abri et sans chez-soi dénombrées sur le territoire de la capitale, toutes catégories confondues, par rapport au nombre de personnes recensées en 2018. Le phénomène touche donc davantage de personnes – une tendance aussi observée au niveau européen ».
Arthur Sente, Le covid a déjà fait bondir le sans-abrisme à Bruxelles, Le Soir, Bruxelles, 17/03/2021, https://plus.lesoir.be/art/d-20210316-GLRPZW?referer=%2Farchives%2Frecherche%3Fdatefilter%3Dlastyear%26sort%3Ddate%2520desc%26word%3Dsans%2520abrisme
L’étude originale est à retrouver sur http://www.sansabrismeabsencedechezsoi.be/

[6Jack London proposait en 1907 sous forme de récit autobiographique, un texte fondateur de la mythologie du Hobo, dans La route.
Jack London, La route : les vagabonds du rail, Libretto, 2014.

[7Eux-mêmes transcendés par le Personne ne gagne de Jack Black, brigand et clochard céleste avant l’heure, écrit en 1926.
Jack Black, Personne ne gagne, Éditions Monsieur Toussaint Louverture, Collection Les grands animaux, 2017.

[8Emperor of the north pole (Robert Aldrich, 1973) ou Days of Heaven (Terrence Malick, 1978).

[9Le cinéma populaire français est, par ailleurs, jalonné de films à succès traitant avec humour de ce sujet sensible : Marche à l’ombre (Michel Blanc, 1984), La crise (Coline Serreau, 1992), Une époque formidable (Gérard Jugnot, 1991) …

[10Margot Baldassi et Philippe Gargov, Les représentations du « sans-abrisme », Millénaire 3 – La prospective de la métropole de Lyon, 2020, https://www.millenaire3.com/dossiers/Sans-abri/Les-representations-du-sans-abrisme .

[11Oleg (Juris Kursietis, 2019) ou Berlin Alexanderplatz (Burhan Qurbani, 2020), entre autres.

[12Céline Rouden, Au cinéma, la pauvreté sans les clichés, La Croix, 05/12/2019. https://www.la-croix.com/Culture/Cinema/Au-cinema-pauvrete-sans-cliches-2019-12-05-1201064594

[13Julie Clair-Robelet, Festival du film : « Le cinéma ne doit pas faire preuve de misérabilisme » (Louis-Julien Petit), ATD Quart Monde, 04/12/2019. https://www.atd-quartmonde.fr/festival-du-film-le-cinema-ne-doit-pas-faire-preuve-de-miserabilisme-louis-julien-petit/

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