La télé-réalité à l’heure du désert

Si la télé-réalité s’est déployée sans beaucoup de difficultés dans des univers culturels proches de ses berceaux naturels – Europe du Nord et Etats-Unis en tête, en va-t-il de même là où les structures de la société apparaissent radicalement différentes des nôtres ?

A leur tête, il y a Freemantle et Endemol [1], les deux plus puissants fournisseurs de télé-réalité dans le monde. Ces deux producteurs exportent des « formats », plutôt que des programmes prêts à consommer. En dépit de cette souplesse qui, en première analyse, permet à la télé-réalité de se fondre avec une étonnante plasticité dans des univers sociaux et culturels fortement différenciés (car on trouve des programmes comme La ferme, le Loft ou la Star Ac’ dans des pays aussi éloignés que la République dominicaine ou le Qatar), beaucoup la désignent comme un mécanisme, voire un procédé, d’uniformisation culturelle. Ils dénoncent régulièrement à travers elle le règne implacable des grandes industries culturelles multinationales. Ils y ajoutent entre autres le « voyeurisme », l’esprit de compétition individuelle de nature fondamentalement ultra-libérale, incluant les téléspectateurs.

À l’évidence, ce genre de critique souligne une faible connaissance des programmes télévisés outre-mer. En dépit de cette si souvent décriée mondialisation, la télévision, si l’on accepte de ne pas en rester à acter son habillage formaté, lie peu ou prou les contenus de certains de ses programmes aux traditions nationales, sous la contrainte de procédés filmiques ou discursifs, de normes, valeurs ou contraintes sociales. Et cela, bien entendu, dès que l’on touche au socle des mœurs, quand bien même les programmes auraient été conçus ailleurs.

Modèles de réception

La réception, par un public donné et l’impact que ce dernier donne lui-même à ces émissions relève d’un type de culture propre. Quel accueil est-il donné, à l’ombre des pyramides, dans la jungle birmane ou au pied du Kilimanjaro, à un programme mettant en scène une série de scènes de vie, reposant sur une monstration des mœurs et qualifiables sur un plan moral et esthétique ? Quel volume polémique suit la diffusion de ces émissions dans le paysage audiovisuel ? Et portant sur quoi ? Sur le niveau de fiction, le degré de libéralisme moral, l’importance donnée aux notions de voyeurisme ou de contrôle ? Sur le droit inaliénable de regarder de la mauvaise télé ?

Pas tenté par la tentation

Dans certains cas de figure, des émissions sont radicalement impossibles à implanter dans quelques pays, même moyennant de grosses modifications. On songe ainsi à l’île de la tentation dans les contrées réprimant sévèrement l’adultère. D’autres, toujours en fonction des normes culturelles en vigueur, imposent des changements de formats pour rendre les émissions davantage en phase avec la culture locale, gardant certains ingrédients, en éliminant d’autres. Enfin, il faudrait pouvoir aussi interroger la dimension spectatorielle dans certains pays qui ayant interdit ou du moins renoncé à la diffusion des émissions, ont vu leurs ressortissants se brancher sur les chaînes transnationales captées à l’intérieur de leurs frontières.

Autrement dit, la comparaison des émissions de télé-réalité dans plusieurs pays et leurs transformations peut indiquer comment son format s’avère au final extrêmement flexible, révélateur de la diversité culturelle des pays et de la proximité de ceux-ci par rapports aux modèles culturels occidentaux. Il existe une dynamique commune qui permet à l’émission de s’internationaliser et une variation évidente des conditions de production et des cadres culturels d’interprétation quand bien même le format initial comporte tous les attributs des industries culturelles.

Politique, mais pas éthique ?

Le succès mondial de la télé-réalité pourrait bien se révéler un important phénomène politique. Dans un certain nombre de pays autoritaires, dictatoriaux, le système de vote « démocratique » pour des candidats de tels programmes peut même y être vu comme le seul genre de consultations populaires menée à grande échelle. Sur les forums consacrés aux émissions, la jeunesse arabe relaie les mêmes propos que la jeunesse occidentale sur leurs « nouvelles vedettes » [2]

Certaines émissions s’autorisent même des thématiques tabou dans des cultures traditionalistes. On en veut pour illustration Star Academy Arab World, un programme de 2003, qui reprend a son compte le format habituel de ce genre de programme, c’est-à-dire une vie communautaire, filles et garçons vivant ensemble.

L’éditorialiste du New York Times Thomas Friedman a même été jusqu’à dire, de manière fausse ou a tout le moins fort peu nuancée que c’était l’événement le plus proche de la démocratie qu’ait jamais connu le monde arabe : « This was a fascinating example of how the power of technology -in this case satellite television, Internet and cellphones - can tap sentiments and prompt people to action. But what was even more striking, was the Jordanian singer’s victory margin. She won by only 52 to 48 percent in a region where presidents always win by 99 percent.’’ [3]

Télé-démocratie ?

Dans certaines régions du monde, le principe même du système d’élimination des candidats par vote dit démocratique et la mise en scène de femmes et d’hommes « de la rue » vivant ensemble pose un défi considérable aux partisans du statu quo ; pour ces derniers, la télé-réalité représente un affront à la morale conservative, tout autant qu’une tentative de tirer la jeunesse hors de l’idéologie ou de la prière [4].

Un numéro du talk show politique le plus populaire d’Al Jazzera, Thé Opposite Direction s’est ainsi demandé si la télé-réalité n’est pas une conspiration américano-saoudienne pour détruire l’unité Arabe et islamique. Partout, les contempteurs de la télé-réalité, et plus généralement, des programmes de divertissements et de fiction se posent la même question. Sur la chaîne libanaise LBC, on a même été jusqu’à débattre du choix entre Star Academy et Bin Laden. D’un autre côté, des dizaines d’éditoriaux se sont interrogés sur le sens à donner à Star Academy. Comme dans nos régions, le quotidien libéral Al Masry Al Youm a pris la peine de critiquer le processus de Star Academy 3, avec ses anecdotes, ses fuites internes se plaignant que la production ne souhaitait pas qu’un Égyptien sorte vainqueur.

Pourquoi un telle effervescence ? En partie parce que la télé-réalité représente tout de même un choc culturel dans certaines cultures, plus violent encore que dans les nôtres. Mais cette évidence a souvent été exagérée par ceux qui se concentrent sur les pathologies de l’Islam. Diverses élites et ou mouvements religieux, moraux ou citoyens d’ici se montrent régulièrement critiques envers la télé-réalité. Comme dans les pays les plus démocratiques, les shows les plus populaires sont ceux qui requièrent la participation de téléspectateurs et le vote pour déterminer les vainqueurs du jeu. Ces méthodes ont en réalité été vues comme révolutionnaires au sens plein par les pays répressifs et non démocratiques. En Chine par exemple, 400 millions de personnes ont vu la finale de Super Girl. Les débats sur cette émission ont particulièrement été violents, placés sur un terrain politique, le quotidien Beijing Today se posant même la question en Une : Est-ce que Super Girl soutient la démocratie ?

Néanmoins, l’acte de voter ne désigne pas la démocratie dans son entier. Il n’en représente qu’un aspect formel vidé de sa substance, notamment parce que les candidats y sont prédéterminés par le « gouvernement » télévisuel.

Y a t il une chance qu’un jour prochain, sur le plan de la forme comme du contenu, la même émission de télé-réalité soit identique partout ? À l’évidence, la télé-réalité est-elle encore tout à fait la même identique si, par faute d’une traduction culturelle, il n’y a plus aucune chance que dans un Loft on n’aperçoive plus de nudité accidentelle ou que l’on soit mis au courant d’une liaison secrète entre deux locataires de la maison ? Comment Ala al-Hawa, où les filles ne pouvaient rien révéler de leur anatomie pourrait rivaliser avec les émissions produites en Occident et diffuser sur le câble ou sur internet et même avec d’autres programmes montrant des chanteuses pop moins habillées ?

La télé-réalité cristallise des identités culturelles fortes. Ainsi, les téléspectateurs maghrébins qui ont vue Le Loft dans leur pays d’origine se sont-ils montrés extrêmement critiques par rapports à leurs « représentants » dans l’émission hexagonale. Kenza, par exemple, et à l’inverse de la manière dont elle a été perçue en France, a été régulièrement fustigée pour ses tenues et son comportement envers les garçons, même si de nombreux téléspectateurs ont voulu voir dans son exclusion une défiance par rapport aux maghrébins immigrés.

Rejet ou identification ? certaines valeurs de la télé-réalité s’opposent frontalement à certaines normes patriarcales ou traditionnelles : souplesse des relations entre les sexes, méritocratie personnelle, musique, libération des corps. Les participants aux émissions de télé-réalité poursuivent leurs rêves individuels et générationnels.

Dès lors que l’on touche aux mœurs, la télé-réalité cesse d’être de la télé. Elle n’est plus critiquée pour son incapacité à rendre compte du réel autrement que sous une forme dévoyée et manipulatrice. Elle devient le réel montré. Et donc, elle est susceptible d’une analyse morale bien plus intense encore que quand il s’agit d’une fiction.

Yves COLLARD.

Décembre 2010.

(Cet article sera également publié dans le "Dossier de l’Éducation aux Médias" N°6 - à paraître début 2011 - " Médias sans Frontières : Productions et consommations médiatiques dans une société multiculturelle ")

[1Endemol est un groupe de production télévisuelle créé en 1994 par fusion de deux sociétés néerlandaises : Joop van den Ende Producties et John de Mol Producties. Le groupe est propriétaire de formats qu’il teste dans un pays puis décline à l’international en cas de succès. Parmi les formats d’Endemol, on peut citer Big Brother (Loft Story et Nice People ainsi que récemment Secret Story Star Academy ou L’Amour est aveugle Fear Factor, L’Ile de la Tentation, On a échangé nos mamans La ferme célébrités ou encore les enfants de la télé, Miss France Les 100 plus grands. FremantleMedia produit environ 9000 heures de programme dans 39 pays par an. Il est une filiale de RTL Group, l’une des plus grandes compagnies européennes de production d’émissions télévisées et de radio En France le groupe produit notamment Questions pour un champion, Super Nanny, C’est du propre !, Le Juste Prix . Il fut également celui du Bigdil et d’Une famille en or. L’entreprise est aussi à l’initiative de programmes comme Nouvelle Star en France, Déco, Un incroyable talent ou X Factor .

[3Thomas L. Friedman, “52 to 48.” New York Times, 3 Septembre 2003,http://www.nytimes.com/2003/09/03/opinion/52-to-48.html

[4Ali Mohammed Taha, “Qaradawi : Reality television inflames the youth of the umma and is an instrument for cultural invasion.” Asharq Al Awsat, 28 avril 2004.

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