L’été indien de la telenovela

Bollywwod est à la mode, et pas seulement sur les dance-floors. La telenovela indienne s’exporte bien, sauf là où il fait froid en hiver. Pourquoi et comment ?

Comme par effet boomerang, les productions indiennes de telenovelas séduisent à leur tour le public mondial. En 2009, Caminho das Indias symbolise la percée du géant subcontinental au Brésil, avec des expressions en hindi maintenues dans un dialogue traduit en portugais. On y trouve une esthétique toute bolywoodienne : palais aux murs roses, saris chatoyants et chorégraphies lorgnant sur le kitsch… Une esthétique adoptée dans le mode de vie local : « Les expressions en hindi sont entrées dans le discours quotidien des Brésiliens. L’intérêt pour le yoga et la danse indienne ne cesse de grandir et la demande de vêtements indiens, a tout simplement explosé. L’impact de Caminho des Indias sur la mode et le discours des Brésiliens traduit bien l’influence sociale puissante des feuilletons télé sur le public [1] .

L’agora de la diaspora

Comme au Brésil, et partout dans le monde, les classes moyennes aspirent aux signes extérieurs de bien-être à l’occidentale. Comme ailleurs, cette catégorie est mobile, elle peut appeler à la réussite de ses projets à travers l’émigration en Amérique du Nord ou en Europe. La télévision indienne par satellite, selon Camille Deprez, réunit autour de leur culture d’origine toutes les communautés indiennes dispersées dans le monde. « De ce point de vue, l’invasion culturelle ne fonctionne pas à sens unique des pays occidentaux vers l’Inde, mais aussi de l’Inde vers les pays où vivent les diasporas. Une nouvelle forme de cosmopolitisme apparaît. Cette existence devient un idéal à atteindre pour les classes moyennes, le cinéma et la télévision apparaissant pour ces élites et ces classes moyennes urbaines comme un moyen privilégié de se représenter elles-mêmes. Mais, ces classes moyennes ne comptent guère plus de six millions d’individus. 60 % de la population vit toujours dans les campagnes, et constituent une force de résistance majeure aux vagues déferlantes de la globalisation » [2]

Peut-on dès lors vraiment parler de globalisation du paysage culturel, à propos des séries télé ? Celles-ci puisent sans doute leur caractère dans un modèle mondial prisé par une catégorie en particulier, mais elle veut créer des programmes destinés au public local et à sa diaspora. Le terme « globalisation » utilisé pour nommer les changements sociaux, culturels et techniques sur tous les continents, et qui conduit à une homogénéisation des sociétés sur un modèle occidental est partout propre à la classe moyenne, sans doute aussi bien urbaine que rurale, là où les postes de télévision, câbles et satellites sont disponibles.

Dès lors, la question se pose de savoir si le développement d’un intérêt pour les questions de société dans la télévision de fiction ne va pas de pair avec un développement général dont l’audience ne serait qu’un symptôme, et non pas une cause. Il est difficile d’évaluer de façon précise le rôle qu’y jouent les médias visuels, étant donné la multiplicité et la complexité des facteurs qui interviennent dans les interactions avec les usagers. C’est ainsi surtout la migration vers les villes qui a poussé les femmes brésiliennes à avoir moins d’enfants, et non la fréquentation assidue des telenovelas.

De même, la volonté normative des soaps et des telenovelas quelle que soit leur origine, commerciale ou étatique, leurs visées de salut public ou de promotion mercantile et leurs moyens, éducatifs ou divertissement, ne les condamnent-elle pas aux yeux de ceux qui n’y voyaient, à l’instar de la télé-réalité, qu’un divertissement de seconde zone ou pire, de tiers-monde ? De ce fait, les séries conquièrent les peuples et les catégories de culture orale plus que littéraire ; plus métissées qu’homogènes, aux valeurs et aspirations plus mobiles que stables, se posant des questions sur leurs origines et leurs futurs possibles et surtout, en pleine construction sociale et doutant de leurs propres normes et valeurs. C’est ainsi que la telenovela séduit aux Antilles, bien davantage qu’en France métropolitaine, servant même parfois la construction identitaire des citoyens d’outre-mer : « En s’en FOUT de l’audimat en métropole !! Meme si l’audimat en metropole est de 0.00001% ; s’il vous plait, ne nous privez pas de la saison 2 de Baie des Flamboyants !! On sait tous quel flop a été "Rubi" en métropole, si bien que M6 a du en arreter la diffusion. Mais NOUS, vrais passionnés, FINS CONNAISSEURS que nous sommes, avons su offrir à cette télénovela l’accueil qu’elle meritait !!!!!! Comme quoi l’audimat en métropole n’est pas forcement un bon indicateur. C’est clair que la personne moyenne vivant en metropole sera un peu plus "americanisé" et s’interessera à des "CSI", "Desesperate housewives", etc (je ne dis pas que ces series ne sont pas bonnes ; au contraire, elles sont EXCELELNTES). Ce que je veux dire, c’Est qu’en metropole, ils seront certainement moins patients que nous. Ceci dans la mesure où, meme nous sur ce forum, avant mis un peu plus d’une semaine avant de trouver des cotés positifs à BDF ; pour finalement etre des fans !! » [3]

D’Hum log à Plus belle la vie

Programmée dès 1984, la série Hum Log (Nous) est réalisée pour un public indien. Les 156 épisodes racontent la vie d’une famille de classe moyenne, ses combats quotidiens pour une vie meilleure et plus égalitaire. Le père est alcoolique, la mère ayant pris l’habitude de dormir dans la cuisine. Une distribution des personnages très étudiée puisque parmi les quatre enfants du couple, l’un cherche un job, un autre travaille dans le social, un troisième veut devenir docteur, et la fille aspire à devenir actrice. Une configuration qu’on pourrait retrouver dans un feuilleton européen chargé de poncifs. Sauf qu’ici, deux grands-parents cohabitent avec le reste de la famille. Les thèmes délivrent un message d’une modernité très occidentale pour le fond (contraception, amour libre, réussite personnelle), sur laquelle se pose un regard indien, fondé sur l’idéal d’une famille moyenne aspirant à la mobilité sociale, à une meilleure éducation, à une plus grande consommation.

Hum Log est une référence historique en matière de télé altermondiale. L’idée de la série vient du Ministre indien de l’Information de l’époque, de retour d’un voyage au Mexique en 1982. Son succès d’audience convaincra d’autres pays de mettre en place des programmes similaires.

Comme dans les autres telenovelas, les acteurs sont à la fois des légendes vivantes [4] et un sujet de conversation courante. Des parties chantées [5] interrompent le récit et mettent en scène [6] les aspirations les plus personnelles des personnages. Ce sont les tubes du moment. À la fin de chaque épisode, un personnage délivre une morale, de manière peu subtile ou archaïque à nos yeux, élargit le récit à la vie quotidienne des téléspectateurs. La trame de l’histoire semble mince, de ce côté-ci, notamment parce que la leçon à tirer est proposée de manière terriblement explicite.

Le monde, moins l’Europe ?

Et en Europe ? Les années quatre-vingt et l’explosion des chaînes privées ouvriront quelques portes. C’est le cas pour Escrava Isaura réalisée en 1976 et diffusée en 1982 en Italie puis en France sur TF1 en 1987) et Terra Nostra (réalisée en 1999).

La conquête de l’étranger implique des choix : la chaîne brésilienne Globo transforme le produit audiovisuel pour lui garantir une ouverture dans ce marché international. Le format des telenovelas est réduit [7] , « les éléments trop culturellement liés au Brésil sont coupés ou certaines fois explicités par l’ajout en voix-off d’éléments d’explication nécessaires au spectateur étranger » [8]. Le Tiers-monde s’y est engouffré, pas l’Europe, à l’exception du Portugal, ou d’un public très averti, qui y trouvera un exotisme kitsch et branché.

Chez nous, le cas de Plus belle la vie reste une quasi-exception : une série produite en France, relativement proche du modèle des soaps et des telenovelas. La série connaît un grand succès populaire, avec jusque 30% de parts de marchés, selon une enquête Médiamétrie mise en lumière par Laurence Corroy [9]. Laurence Corroy y souligne que le succès est bien plus présent auprès des ados et des jeunes adultes. Plus belle la vie, soap au pistou, est un « récit manichéen, avec des héros positifs et d’autres méchants, une histoire porteuse d’une certaine morale ». L’appât du gain y est régulièrement dénoncé dans le feuilleton comme racine de toute déviation morale. Dans Plus belle la vie, les méchants finissent par être rattrapés par leur mauvaise conduite. Les caractères y sont suffisamment stéréotypés et les intrigues simplifiées pour que le téléspectateur éprouve la satisfaction d’exercer une compétence spectatorielle. Comme dans de récentes fictions produites en Belgique, les références au réel s’y multiplient, celle de la temporalité (dans l’épisode du 23 décembre, on fête noël, la veille des élections en France, il est rappelé l’utilité d’aller voter) et dans l’espace (un véritable bar marseillais).

La morale y prône la modération en tout, dans un idéal de juste milieu très conventionnel. Les personnages croisés dans le bar du Mistral soutiennent un monde d’honnêteté et de franchise, incarnent un panel représentatif de toutes les couches de la population. Les actions des uns et des autres y sont commentées plusieurs fois par les héros, chacun adoptant un point de vue défini. Si Hum Log réfère à un mode de vie idéal, le point de vue de Plus belle la vie réprime le changement : rares sont les personnages positifs qui viennent de l’extérieur, le modèle social est une endogamie sans surprises : il faut choisir une personne proche de soi. Au final, la telenovela ne serait-elle qu’une forme inavouée de propagande de la classe dominante ?

Yves COLLARD.

Décembre 2010.

(Cet article sera également publié dans le "Dossier de l’Éducation aux Médias" N°6 - à paraître début 2011 - " Médias sans Frontières : Productions et consommations médiatiques dans une société multiculturelle ")

[1S. ZOBEIDE, La telenovela indienne qui enchante les Brésiliens, http://guyane.rfo.fr/infos/actualites/television-la-telenovela-indienne RFO, 21/08/2009

[2C. DEPREZ, la television indienne : un modèle d’appropriation culturelle, questions de communication, 2003, 3, notes de recherche, paris, p.174.

[3Tiré du forum « La baie des flamboyants », http://forums.la1ere.fr/la1ere/La-baie-des-flamboyants/coeur-equipe-tourange-sujet_109_2.htm, posté le 8-02-2008 à 21:56:37

[4« Les téléspectateurs vivent ces émissions comme une véritable expérience religieuse. Les acteurs sont assimilés aux dieux qu’ils interprètent, selon l’idée hindoue que la divinité existe au sein même de l’image qui la représente, et de véritables cultes leur sont rendus » Dans CAMILLE DEPREZ, la television indienne : un modèle d’appropriation culturelle, questions de communication, 2003, 3, notes de recherche, paris,p.174.

[5Voir et entendre notamment Chhoon chhoon chhoon baje payal – Lata (http://www.desivideonetwork.com/view/9cm6vwyyh/hum-log-chhoon-chhoon-chhoon-baje-payal-lata/)

[6En chantant, les acteurs rompent parfois le code cinématographique habituel en regardant face caméra, un procédé fréquent en télé-réalité.

[7Ainsi, Escrava Isaura est d’abord réalisée en 100 épisodes de 50 minutes. En France, 30 épisodes de 35 minutes ont été diffusés en 1984. Un autre découpage en 40 épisodes de 26 minutes a donné lieu à des rediffusions ultérieures.

[8Ainsi, Escrava Isaura est d’abord réalisée en 100 épisodes de 50 minutes. En France, 30 épisodes de 35 minutes ont été diffusés en 1984. Un autre découpage en 40 épisodes de 26 minutes a donné lieu à des rediffusions ultérieures.

[9L. CORROY, Une série hexagonale qui plait : Plus belle la vie, dans Les jeunes et les médias, les raisons du succès, 2008, p.89.

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