Penser autrement, c’est oublier les conditions d’un tournage

L’envers de la Marche républicaine : ils y ont pris part… à part !

La lecture critique de tout vidéogramme réclame de garder à l’esprit les nécessités liées aux conditions de son tournage. C’est une des raisons d’ailleurs pour laquelle l’Education aux Médias intègre volontiers comme partie de sa méthodologie de mettre l’apprenant en situation de production médiatique. Une excellente façon de conscientiser le novice sur les modalités organisationnelles de production. Nouvelle illustration de cette nécessaire posture : les images diffusées par les médias français lors de la « Marche républicaine », suite aux attentats perpétrés contre la rédaction de Charlie Hebdo. Certains se sont en effet étonnés du cadrage qui fut donné.

C’est un mouvement collectif majeur [1] qui a fait descendre dans les rues de Paris, dimanche dernier 11 janvier 2015, une foule d’environ 2 millions de personnes. Les citoyens français de toute origine répondaient en cela à l’appel lancé par le Président de la République, François Hollande. Ce dernier avait également été entendu par plus d’une centaine de chefs d’Etats et de premiers ministres, de responsables des corps constitués et des milieux syndicaux et religieux, lesquels se sont dès lors rassemblés dans la capitale française devenue, l’espace d’un week-end, la « Capitale du monde [2] ».

Mais pareil événement ne s’organise pas sans mesures de sécurité exceptionnelles. En effet, le gratin du monde politique international défilant pendant quelques minutes en plein cœur de la ville lumière, représente une cible idéale pour les terroristes de tout bord. Et donc, à l’instar de ce qui se fait pour un sommet des chefs d’Etats (Bruxelles et Strasbourg, entre autres, sont rompues à l’exercice), un périmètre de sécurité a délimité le cadre dans lequel l’événement pourrait se tenir « à l’air libre ». Pas question, en effet, de se contenter de prises de parole dans les bureaux de l’Elysée ou au perchoir d’une Assemblée nationale retranchée. Etant donné la nature des événements, les politiques, président français en tête, se devaient de descendre dans la rue et de mener le « Cortège des nations réunies contre la barbarie [3] ».

La symbolique était belle et constituait une communication forte adressée aux terroristes. Les médias devaient non seulement la donner à voir au monde entier par la voie des ondes, mais aussi l’immortaliser pour la postérité [4]. Cependant, on aurait fait encourir à tous un danger incommensurable si l’on avait organisé un vrai bain de foule des têtes couronnées et des représentants des principaux Etats. Il fallait dès lors scénariser la chose, à la fois pour des questions de sécurité, mais aussi pour garantir une bonne couverture médiatique de ce happening géant [5].

Les forces politiques seraient donc bien à la tête du cortège [6], mais l’espace consacré à ce défilé politique se devait d’être circonscrit à un périmètre strict. C’est la raison pour laquelle les modalités médiatiques furent l’objet d’une stricte organisation. Ainsi les accréditations de journalistes et de cadreurs ont-elles été triées sur le volet. La disposition des caméras [7] au long du parcours a été convenue avec le service d’ordre comme cela se passe lors de la diffusion télé des grands événements (pensons tout autant à des événements sportifs comme le Tour de France, qu’à des événements plus people comme les funérailles d’une personnalité). C’est même un minutage précis qui a été convenu avec le service de sécurité, car les hommes de l’image doivent réaliser leurs cadrages avec justesse pour rendre correctement compte de ce qui se passe. Libération relate le planning de cette cérémonie qui durera 27 minutes chrono, pour ce qui concerne la participation « à ciel ouvert » des politiques venus de l’étranger [8].

L’illustration qui semblerait dénoncer une manipulation par les médias a été reprise sur Internet par plusieurs sites alternatifs [9].

Illustration de tout ce « cinéma » à travers deux anecdotes : la réunion dans un même plan des deux Benyamin Nétanyahou et Mahmoud Abbas pourtant tenus à distance l’un de l’autre, placés qu’ils furent, de part et d’autre du président français. Une présence conjointe qui soulevait les commentaires critiques et qui se devait d’être cadrée par les cameramen. L’autre anecdote relevée par les médias, c’est la progression jusqu’au premier rang de Nicolas Sarkozy placé au troisième rang du protocole et qui a joué des coudes pour remonter à l’avant-plan, avant d’être prié de reprendre sa place pour la photo officielle [10].

Les motifs de la scénarisation de cette couverture médiatique sont donc, dans un premier temps, liés à une question de sécurité. Mais cela ne suffit pas pour prendre la mesure du cadrage particulier auquel on a assisté.

Symboliquement, on l’a dit, derrière les membres et les proches de Charlie Hebdo, les politiques ouvrent le cortège des masses citoyennes mobilisées. Cependant, ces personnes ne sont pas en présence les unes des autres. Deux espaces strictement distincts sont dédiés à l’événement [11], et c’est au montage télévisuel de rendre compte de l’unité d’action qui s’exprime à ce moment. Les professionnels de l’image procèdent donc comme ils ont l’habitude de faire, faisant se juxtaposer des images prises dans des champs différents, de sorte à « raccorder dans l’action » [12]. Autrement dit, et sans qu’il faille y voir malice, les plans succèdent les uns aux autres créant une unité de lieu et une unité d’action. Tous sont unis dans la Marche républicaine, alors qu’ils sont distants les uns des autres, voire même occupés à défiler dans des rues différentes. L’illusion médiatique donne l’impression que les uns précèdent les autres, alors que le groupe politique constitue un rang autour duquel le vide sécuritaire est assuré.

Pour ne pas affaiblir la perception de cette unité de lieu et d’action, il est nécessaire alors de cadrer serré de sorte que le vide qui succède au rang politique ne soit pas visible à l’écran. Dès lors, pas de cameramen aux étages des maisons de la rue parcourue par les politiques. Les preneurs d’images seront à hauteur d’hommes, de sorte que le spectateur soit « les yeux dans les yeux » avec les chefs d’Etat et que ceux-ci occupent tout le cadre de l’écran.

Si le vide laissé à l’arrière de la rangée d’hommes et de femmes politiques est peut-être inattendu dans l’esprit de ceux qui ne réalisent pas le hors champ vraisemblable de ce type de tournage, que dire de ce qui précède les politiques : les services d’ordre et les acteurs médiatiques eux-mêmes (voir image ci-après).

Les services de sécurité et les journalistes précédant les politiques.

Penser que cette manière de faire constitue une manipulation des esprits, ne pourrait s’expliquer que par l’ignorance des conditions d’un tournage. Même en situation de reportage, et bien plus quand il s’agit de tourner une fiction, on est amené à révéler du sens au travers d’un langage qui a ses codes : le « raccord dans l’image » d’abord pour re-créer l’unité de lieu et l’unité d’action est la base du langage audiovisuel. Le cadrage ensuite, principe de base de la captation du réel. Jamais, la captation de la réalité par les médias, fussent-ils ceux qui donnent à voir par l’image (d’autres se contentent de le faire par le texte et l’on pourrait les croire dès lors moins fiables encore) n’est le réel. C’est pourquoi, en Education aux médias, on parle de « Représentations du réel ». Le fait est que toute captation médiatique est un regard sur ce qui se passe. L’appareil de capture, qu’il s’agisse d’une caméra, d’un micro ou du regard du journaliste, est un « point de vue sur la réalité ». Ce qu’il enferme dans son champ est un cadre qui, par le fait même, définit un hors champ. C’est inévitablement une prise de parole médiatique qui sélectionne (le champ), qui trie (le montage) et qui habille (commentaire et bruitage éventuel).

Toute cette stratégie est là pour faire sens. Il n’est pas pour autant question de manipulation. Sauf à sciemment trahir la réalité, à faire percevoir des choses qui ne sont pas. Pour le reste, ne pas tout dire, ou dire d’une certaine façon (qui se distinguera donc de ce qu’exprime un autre médiateur dans un autre support), c’est le propre de la médiatisation.

Certains qui s’offusqueraient du montage que constituent les images du volet politique de la Marche républicaine de ce dimanche perdraient de vue ce qui constitue les conditions d’un tournage. Il n’est pas nécessaire de tout montrer. En cinéma on parle alors d’ellipse. On peut monter les images et le son de sorte à faire apparaître (au) mieux ce que l’événement signifie. Ce sont là les règles du jeu, la mise en œuvre du langage médiatique. Pour le reste, il est clair qu’avoir été initié aux techniques de tournage aide tout spectateur à prendre conscience des conditions inhérentes à la capture audiovisuelle.

En reportage, quasi jamais on ne montre dans le champ de l’image, la présence des nombreux cadreurs occupés à faire leur métier. Cela ne signifie pas qu’ils ne soient pas là. Rappelons-nous que tout cela procède d’une scénarisation qui commence par un « Moteur, on tourne » et qui s’achève quand on appuie sur le bouton « stop ». Inévitablement, entre ces deux moments, on joue une scène, fusse-t-elle un instantané de la vie, dramatique ou comique. Et avant même que l’action ne commence, il aura fallu décider du placement des appareils de captation. Celui-ci aura fait l’objet d’une négociation (autorisation de tournage, accréditation du journaliste et de son cadreur, installation du car de régie quand il s’agit d’une chaîne de télé…) cet arsenal influant inévitablement sur la réalité à capter, et notamment sur le jeu d’acteurs… sans nécessairement qu’il faille s’appeler Sarkozy pour cela.

Michel Berhin

[1Rassemblement sans pareil depuis la libération de Paris à la fin de la Seconde guerre mondiale a-t-on dit : http://www.liberation.fr/societe/2015/01/11/en-direct-la-place-de-la-republique-noire-de-monde_1178277

[6Ils défileront en fait une centaine de mètres derrière les membres de la rédaction de Charlie Hebdo et leurs proches, le groupe politique justifiant inévitablement la mise en place d’un no man’s land.

[12Travaillant avec plusieurs caméras, ce montage est réalisé dans le car de régie avant d’être envoyé sur antenne.