Analyse des facteurs de rejet des nouvelles technologies

Internet, pourquoi a-t-on peur ?

Les discours sur les usages problématiques des réseaux sociaux mettent en évidence l’utilité de soutenir précocement l’éducation des jeunes – et de leurs parents – aux pratiques en ligne, plutôt que d’y placer des interdits. Une disposition en contraste avec les lieux communs répandus dans le public, relayés dans les programmes éducatifs et focalisés sur les dangers d’internet et la prévention des risques numériques.

Aux yeux du grand public, les réseaux sociaux numériques pâtissent d’un mauvaise réputation. Leurs détracteurs prennent acte des dérives constatées, avec une particulière acuité quand elles impliquent les jeunes. Les technophobes en décrivent les effets ravageurs ; Ils en tirent prétexte à mener une politique de mise en garde, voire de prohibition des usages en ligne. Dans les rayons des librairies, côtoyant les ouvrages d’analyse du phénomène, certains titres éveillent l’attention depuis plusieurs années : Facebook m’a tuer ; Facebook : mes amis, mes amours, mes emmerdes : la vérité sur les réseaux sociaux ; Les dix plaies d’Internet : Les dangers d’un outil fabuleux ; Les dangers du sexe sur Internet ; … Cette vision est largement partagée par divers sites internet [1] ou associations vouées à la protection de l’enfance, dont la politique de mise en garde sur les dérives d’Internet fait en quelque sorte partie de l’objet social. Elle est également mobilisée par certains opérateurs du secteur de la santé qui s’emparent de l’éducation aux médias sous le seul angle des effets pathologiques, brandissant entre autres le spectre de l’assuétude.

Comme toute autre activité humaine, Internet recèle risques et dangers. Ceux-ci menacent davantage les plus inexpérimentés que ceux qui fréquentent régulièrement leurs écrans d’ordinateur. Mais au fond, quels pourraient être les fondements explicatifs d’une ligne éditoriale, morale ou politique mettant l’accent sur les dérives des usages en ligne ?

« Internet, c’est le diable »

Le premier soupçon critique repose sur la diabolisation de la technologie, le rejet des outils numériques, pourtant si présents depuis de nombreuses années. Il montre à quel point la migration vers les interfaces digitales reste impensée par le grand public.

Deux attitudes opposées dominent la façon dont la problématique est posée. La première consiste à vouloir réduire les discriminants statistiques portant sur l’accessibilité et les usages des outils (la fameuse « fracture numérique »). Il suffirait ainsi de donner accès à l’informatique, d’apprendre à maitriser la technologie, sans regard critique, pour que tout un chacun, de manière indifférenciée, puisse en percevoir les enjeux psychosociaux et économiques. La seconde attitude s’inscrit dans une vision prohibitrice. Elle consiste à augmenter des interdits liés à l’accès aux technologies, à la maitrise des langages, contenus et pratiques pour certaines classes d’âge, nonobstant les capacités et les compétences individuelles de ses membres.

Ces deux visions pauvres de l’éducation aux médias ont pour effet que beaucoup de nos contemporains s’inquiètent plus qu’ils ne s’interrogent sur les interactions nouvelles entre individu, technologie et société. On en veut pour indices les débats jamais clos, opposant le monde dit réel au monde dit virtuel, clivés entre le vrai (ou du moins l’authentique) et le faux, le premier étant préférable au second.

Cette distinction est fortement ancrée dans nos représentations, un appareil à penser légué par une lecture brutale ou dogmatique de la philosophie de Platon, pour qui le monde des apparences relève du domaine de l’illusion. Avec le numérique, nous croyons connaître le monde, mais en fait, nous n’aurions accès qu’à son apparence. La transposition de la pensée aux mondes numériques ne nous ferait entrevoir à travers eux qu’un monde reflété.

Dans la vision qui oppose le physique au numérique s’ouvre celle de notre rapport à la réalité. Dans sa thèse, Stéphane Vial décrit ainsi le gouffre épistémologique qui s’est emparé de la pensée occidentale : « Désormais, sous l’effet de la nouvelle métaphysique de l’image, le phénomène numérique sera réduit au phénomène virtuel et le phénomène virtuel sera considéré comme une néo-réalité située en-dehors du réel. Tant pis pour les nuances. Contre toute tradition philosophique et toute rigueur scientifique, le virtuel dorénavant devra s’opposer au réel. Et tout ce qui provient des mondes virtuels, quels qu’ils soient, sera considéré comme illusion et chimère, mirage et tromperie. Telle est la vulgate du réel et du virtuel, celle qui s’installe dans les esprits et, en agitant les médias et en trompant parfois les chercheurs eux-mêmes, empoisonne encore aujourd’hui la pensée objective [2]. »

Nombre d’opinions ou préjugés percolent ainsi parmi le grand public, comme matrice de pensée opposant du physique et le réel : « Quand tu discutes avec une personne en ligne, tu n’entends pas sa voix et tu ne vois pas les expressions de son visage. Et tu ne peux malheureusement pas la serrer dans tes bras…Tandis qu’avec tes amis et amies de la vie réelle, tu peux le faire et tu peux vraiment te confier. N’oublie pas : les liens d’amitié virtuels sont importants, mais les amitiés de la vie réelle le sont encore plus [3]. »

De nombreux chercheurs empruntent la même voie, de Philippe Breton (Le culte de l’Internet, Une menace pour le lien social ? La Découverte, 2000) à Sherry Turkle (Seuls ensemble : De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines L’échappée, 2015). D’autres [4] leur objectent que, fondamentalement, cette critique des écrans porte une vision normative des rapports humains. Ce jugement serait avant tout, d’ordre moral. Dans leurs travaux, ils montrent que les interactions entre parents et enfants ne seraient pas affectées par les médias numériques. Au contraire, les échanges en ligne favoriseraient l’empathie [5] entre les usagers, la communication par écrans interposés augmenterait les interactions en face à face. Normatives, les critiques ignoreraient la diversité des pratiques, imposant un modèle social et communicationnel unique, constitué d’utilisateurs altérés par les relations écraniques. A l’inverse, les écrans offrent à leurs usagers l’opportunité de se mettre en relation, de collaborer, de développer des actions collectives pour favoriser le changement social, à l’exemple de ceux qui s’en saisissent pour faire leur coming out.

Une psychologisation des usages courants

Le deuxième malentendu à propos des réseaux sociaux repose sur une pathologisation de ses publics. En premier lieu, ses plus fragiles : l’adolescence serait plus en danger aujourd’hui qu’hier, les médias qu’ils utilisent offriraient ainsi une vaste terre d’élection à leurs conduites pathogènes.

Sans doute, les parents de ce siècle redoutent-ils les moindres difficultés dans le parcours éducatif de l’adolescent, voulu ou espéré comme une longue et paisible marche vers l’âge adulte [6]. D’autant plus que ceux-ci sont soumis, au sein d’une structure familiale plus réduite, à une course à la réussite, à une concurrence plus forte entre les individus, malgré l’injonction paradoxale selon laquelle avant tout « ils doivent chercher à savoir qui ils sont, et qu’ils doivent rester eux-mêmes [7] ». Ces jeunes projetés dans la contradiction, disposent de moyens d’expression plus larges, plus audibles, plus visibles, que les générations aujourd’hui adultes, pour exprimer leur mal-être juvénile, leurs questionnements, la mise en concurrence avec les autres.

De manière plus générale, allant de pair avec la promotion de l’individualisme contemporain (savoir être soi , devoir s’exprimer), les pratiques sociales subissent une relecture psychologisante, frisant le dogme. Les références lexicales propres à la psychologie [8] sont mobilisées pour décrire les comportements habituels dans les réseaux sociaux (narcissisme , exhibitionnisme, voyeurisme), là où d’autres lectures évoquent par exemple l’intimité surexposée (Tisseron), l’injonction de transparence de soi répondant à la volonté du contrôle des autres.

Ainsi se répandent dans le grand public les concepts associés aux pathologies psychologiques ou sociales, comme la cyberdépendance, la toxicomanie des réseaux sociaux [9], de cyberharcèlement. Ces notions sont largement discutées par les chercheurs qui préfèrent décrire des comportements de consommation excessive ou problématique et avancent que la notion de cyberdépendance (comme celle de cyberharcèlement, vu comme distinct du harcèlement classique) reste à questionner largement [10]. De son côté, la presse cède à la dérive lexicale, à en lire une série de titres d’articles parus dans le quotidien La Dernière Heure : Mon ado, est-il malade des écrans ? ; La dépendance au smartphone, un mal croissant chez les jeunes ; Accro au net, même en maillot ; Accro à Facebook, offrez-vous une cure de désintoxication numérique.

Panique et nostalgie

Un troisième assaut porté contre les réseaux sociaux relève d’une forme de nostalgie des temps révolus et de panique morale. La panique morale surgit quand un événement important se produit dans la société et subit un processus d’amplification médiatique. Il devient tout à coup beaucoup plus visible, saturant l’espace d’analyse du phénomène : « Des rédacteurs en chef, des évêques, des politiciens et d’autres personnes bien pensantes montent au créneau pour défendre les valeurs morales ; des experts reconnus émettent un diagnostic et proposent des solutions ; les autorités développent de nouvelles mesures ou – plus fréquemment – se rabattent sur des mesures existantes ; ensuite la vague se résorbe, ou au contraire prend de l’ampleur. Parfois, l’objet de la panique est plutôt inédit et parfois, il existe depuis longtemps mais surgit soudain en pleine lumière. Parfois la panique passe et n’existe plus que dans le folklore et la mémoire collective ; d’autres fois elle a des conséquences plus durables et peut produire des changements dans les lois, les politiques publiques ou même dans la manière dont la société se conçoit [11]. »

Les propagateurs de la panique morale sont eux-mêmes nostalgiques d’un monde révolu, sur lequel ils estimaient avoir prise. Mal connu, non maîtrisé, l’univers numérique génère un certain nombre de peurs que le grand public attribue à l’objet, plutôt qu’à ses propres incompétences. Et dans de nombreux cas, la panique morale liée à l’usage d’internet sert à masquer les incompétences informatiques, voire même est intégrée par ceux qui la propagent, ce qui peut se résumer par une formule lapidaire : De toute façon, je n’y connais rien en informatique, et je ne veux pas apprendre les réseaux sociaux, car comme vous le savez, c’est bien trop dangereux.

Liée à cette panique morale, un certain nombre de faits divers sont relatés par la presse et autres grands prescripteurs d’information sous la forme d’une explication monocausale et simplificatrice, ce qui a pour effet d’accentuer l’incompréhension et la panique morale qui en découle : « Les gens sont plus enclins à voir des événements comme étant liés causalement s’ils se produisent en proximité temporelle et si la cause et l’effet ont une certaine similarité. Ils sont moins enclins à percevoir des relations causales entre des événements décalés dans le temps. Ils ont aussi peu de chances de voir les corrélations du monde réel qui ne correspondent pas à leurs croyances préexistantes [12] ».

Ainsi, le public peut-il à son corps défendant désigner le coupable technologique comme inspirateur unique d’une tragique tentative de suicide, si par exemple le désespéré jouait à un jeu vidéo la veille (ce qui se produit souvent), si la cause et l’effet sont réputés similaires (les terroristes sont recrutés par les réseaux sociaux, leurs actes y sont donc aussi commandités), et si le schéma explicatif semble plausible sur la base des représentations initiales du lecteur (les terroristes sont dangereux, internet est dangereux, donc internet est un foyer de terroristes ) [13]. L’amplification médiatique d’un événement, sa mise en récit sont peu mises en critique, d’autant que la principale source d’un média d’information est souvent elle-même un autre média, livrant au public une représentation narrative figée, cumulée et univoque d’un événement donné.

Eduquer les plus jeunes

Dans ce contexte dépréciatif pour les nouveaux médias, il apparaît indispensable de mettre en place une véritable éducation au média, ayant pour objectif de relever au plus tôt et à la fois les compétences opérationnelles et critiques des jeunes utilisateurs. Une éducation qui ne serait pas une réponse trait pour trait aux angoisses générées par le média, ce qui serait à la fois contre-productif et contre-éducatif et certainement peu en phase avec les besoins réels des jeunes internautes.

Yves Collard
Décembre 2016

[1A titre d’exemple : “Danger ! 10 raisons de ne pas ouvrir un compte Facebook à un enfant”, http://articles.fr.softonic.com/10 raisons-de-ne-pas-ouvrir-un-compte facebook-a-un-enfant ; Les dangers des réseaux sociaux et surtout Facebook , http://www.psycho-bien-etre.be/psycho/adolescent/les-dangers-des-reseaux-sociaux-et-surtout-facebook, ; “Facebook met-il nos ados en danger ?”, http://www.magicmaman.com/,facebook-met-il-nos-ados-en-danger,385,1786293.asp,

[2St. Vial, « La structure de la révolution numérique » ss la dir. de M. Marzano, thèse de doctorat soutenue en Sorbonne, Université Paris Descartes, 2012, p.195.

[3« Les amis virtuels comptent-ils autant que les amis de la vie réelle ? » http://www.childfocus.be/fr/prevention/securite-en-ligne/adolescents/mes-potes-en-ligne

[4K. N. Hampton, L F. Sessions, et E. Ja Her, « Core networks, social isolation, and new media : how internet and mobile phone use is related to network size and diversity ; Information, Communication & Society, vol.14, Routledge, 2011 ;
Am. Lenhart, A Smith, M.Anderson, M. Duggan, A. Perrin, “Teens, Technology and Friendships.” Pew Research Center, vol. 14, August, 2015, http://www.pewinternet.org/2015/08/06/teens-technology-and-friendships/ ;
C. Gonzalez, V.S Katz, « Transnational Family Communication as a Driver of Technology Adoption, International Journal of communication, 10, University of Washington, 2016, http://ijoc.org/index.php/ijoc/article/view/5321/1673 ;

[6« L’adolescent se forge ainsi son image par ses limites et jalonne son existence de ses repères. A défaut de limites de sens que la société ne lui donne plus, il recherche autour de lui les limites de faits intangibles... Le goût du risque émerge du fond d’une société crispée sur une volonté de sécurité » D. Le Breton, Passions du risque, Métailié, 1991, p.15.

[7L’expression littérale "Sois qui tu es et non pas celle que le monde veut que tu sois ", connaît un beau succès sur internet

[8A titre d’exemple : « il y a dans le fait de publier un selfie dans les réseaux sociaux quelque chose de l’exhibition et du voyeurisme : l’auteur du selfie s’exhibe dans le but d’être vu, d’être perçu, amenant son public à jouer le rôle du voyeur », E. Godart, Je selfie donc je suis, les métamporphoses du moi à l’ère virtuelle, Albin Michel, 2016, p.15.

[9M. Hautefeuille, D. Véléa, « Les Addictions à internet. De l’ennui à la dépendance », Payot, 2010/

[10P. Minotte, “Cyberdépendance et autres croquemitaines”, Faber, http://www.yapaka.be/files/publication/TA_cyberdependance_WEB.pdf

[11A. Cohen, « Folk Devils and Moral Panics », Routledge, 2005.

[12D. Hiltion. « Le jugement de la causalité et l’explication causale », dans « Le raisonnement humain », Lavoisier, 2002, p.221.

[13Trois exemples tirés de titres de presse récents : « Le selfie est plus meurtrier cette année que les attaques de requins  » (http://www.lalibre.be/lifestyle/magazine/le-selfie-est-plus-meurtrier-cette-annee-que-les-attaques-de-requins-560153ec3570b0f19ecfc38b), « Fusillade de Munich : les réseaux sociaux en cause » ( http://www.lepoint.fr/monde/fusillade-de-munich-les-reseaux-sociaux-sur-le-banc-des-accuses-24-07-2016-2056569_24.php), « 27 % des élèves du secondaire ont été insultés sur Internet » (http://www.dhnet.be/actu/societe/27-des-eleves-du-secondaire-ont-deja-ete-insultes-sur-internet-570e327535702a22d6574c12)

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