Image, un film qui bouscule les médias

Film des réalisateurs Adil El Arbi et Bilall Fallah sorti en 2014, Image est un polar qui mêle le cinéma de genre, la question des quartiers maghrébins de Bruxelles et le traitement médiatique dont ils sont les sujets. Succès de salle important en Flandre pour une œuvre à petit budget, le film interpelle à la fois par son approche critique des médias et par l’usage qu’il fait lui-même de la stéréotypie associée aux minorités qu’il met en scène. A l’occasion de la diffusion du film dans le cadre du festival A Films ouverts 2015, nous avons rencontré Adil pour l’interroger sur la portée de leur film.

C’est l’histoire d’Eva Hendrickx, une jeune journaliste ambitieuse qui travaille pour l´équipe de télé du légendaire Herman Verbeeck. Elle est déterminée à boucler un documentaire sur les quartiers chauds de Bruxelles. Alors que la violence se répand dans la ville entière, Eva rencontre Lahbib, un Marocain avec un passé troublé. Il l’emmène dans son monde rude et complexe. Entretemps, dans l’univers compétitif des médias, le célèbre présentateur Herman Verbeeck essaie d´exploiter le documentaire d´Eva [1]. À sa sortie en novembre 2014, le film rencontre un certain succès de la part du public flamand tandis qu’il ne reste que quelques semaines à l’affiche dans la partie francophone du pays. Image dresse le portrait d’une ville où la violence règne, et d’un monde des médias qui associe automatiquement immigration à délinquance et dans lequel on privilégie le scoop à la vérité. Comme nous le dit Adil El Arbi : « Au départ, nous avons réalisé ce film pour raconter une histoire. Mais nous voulions d’une certaine façon refléter la réalité de la société, et montrer l’envers du décor. Nous voulions montrer qu’il y a un problème, et essayer de le mettre au grand jour au lieu de le cacher. »

Un film engagé ?

Alors que le film dénonce clairement la représentation majoritairement négative des immigrés maghrébins dans les médias belges, Adil El Arbi assure qu’il n’y a pas forcément eu de volonté de leur part de faire un film engagé. Il explique qu’au départ, ils ont réalisé ce film pour raconter une histoire, et non pour faire passer un message politique. Leur démarche est avant tout cinématographique : imaginer un scénario qui leur plait et réaliser un film qui marche. Cependant, ils ont quand même tenu à refléter la réalité de la société, et montrer l’envers du décor : ils voulaient montrer le côté compétitif du monde des médias, et les problèmes qui peuvent en découler, mais au service de leur fiction avant tout. « Si notre film arrive à interpeler les gens et les faire réfléchir, c’est un bonus, c’est la première étape vers une solution au problème. Donc oui, on peut dire qu’il y a une dimension politique dans Image, car il s’agit tout de même d’une critique des médias, et il n’y a pas beaucoup de films belges qui traitent de cette problématique. »

Une scène illustre l’impact de la course à l’audimat : un policier est abattu dans une gare, et la rédaction d’Herman Verbeeck s’agite dans tous les sens pour récolter un maximum d’informations afin de couvrir l’événement lors de la prochaine émission. La récolte d’informations se déroule à une vitesse affolante. Très vite, les discussions autour de l’identité et surtout l’origine ethnique d’un éventuel suspect éclatent, le tout confronté à la nécessité d’aller vite. Les informations volent, se vérifient à peine. L’équipe évalue la pertinence des témoignages en fonction de l’origine ethnique de leurs observateurs. Ensuite, on assiste au débat du politiquement correct entre les journalistes concernant les termes à utiliser. Que peut-on se permettre de dire ou pas ? Arabe, maghrébin, méditerranéen, autochtone ? Et quid s’il s’avère que le suspect n’est pas de cette origine ? L’affaire du meurtre de Joe Van Holsbeeck à la Gare Centrale de Bruxelles le 12 avril 2006 a déjà montré à quel point les médias stigmatisent les personnes issues de l’immigration maghrébine. Les médias relataient que le suspect était d’origine maghrébine alors qu’il s’est finalement avéré être polonais. Les journalistes fictifs d’Image supposent que les téléspectateurs apprécient un certain type d’informations, leur rôle serait de leur procurer ce qu’ils veulent entendre, sans se soucier des amalgames que le reportage entretient. Le scoop prime sur la vérité. « We hebben scoops nodig » comme le dit si bien Herman Verbeeck.

Contrer les stéréotypes véhiculés par les médias

L’approche mise en scène rejoint la situation bien réelle constatée en Belgique. Le film montre la difficulté, voire l’impossibilité de casser les stéréotypes véhiculés par les médias. Eva y arrive pendant un bref moment : son documentaire est réussi, il est différent car elle est parvenue à gagner la confiance de Lahbib, son guide dans les quartiers, pour avoir un regard nouveau sur ces lieux, un regard que les reportages habituels n’arrivaient pas à (et ne voulaient pas) avoir. Mais le monde des médias gagne à nouveau, Eva ne se méfie pas assez, et Herman Verbeeck retravaille entièrement son documentaire pour qu’il converge avec l’opinion supposée de l’audience. L’opération est simple : il suffit de changer la voix off et l’ordre des plans, pour rester dans le ton habituel des reportages de l’émission, et le tour est joué.

« Il faut d’abord rappeler que notre film se déroule en Flandre, où on constate une très faible présence de personnes publiques d’une autre origine. Le phénomène existe aussi en Belgique francophone, mais est moins prononcé. En Flandre, les présentateurs d’émissions télévisées, que ce soit des programmes d’information ou de divertissement, sont majoritairement des belges "de souche". Nous pensons que l’évolution de la société et des mentalités pourra se faire en donnant l’occasion à des présentateurs, acteurs, chanteurs etc. d’une autre origine de passer à l’écran. Si on veut modifier l’image qu’on a de ces personnes et casser les stéréotypes, il faut leur donner une chance de passer à l’écran. En tant que réalisateurs de films, c’est ce type de solutions que nous imaginons, des solutions qui touchent directement au monde de l’audiovisuel. » Le propos d’Adil El Arbi rejoint le constat obtenu par le baromètre de la diversité et de l’égalité du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA). Il évalue que si la visibilité à l’écran des intervenants « vus comme non blancs » a atteint 16,98% en 2013 [2], dans un programme d’information ou de divertissement, on observe toujours une grande majorité d’intervenants « vus comme blancs ». Le baromètre fait également ressortir que les rôles les plus prestigieux sont majoritairement occupés par des intervenants « vus comme blancs ». Ces chiffres ne donnent par contre aucune précision sur la nature de la représentation. On ne sait pas si elle est plutôt positive ou négative. L’étude de 2009 du CSA sur la représentation de la diversité au sein des programmes de la télévision belge francophone montrait que les minorités étaient « le plus souvent représentées au sein de la "sphère" société, dans le cadre de sujets traitant de la vie en communauté, de l’immigration ou encore de la criminalité [3] ».

Adil El Arbi et Bilall Fallah sont eux-mêmes Marocains et affectionnent de mettre en scène des personnages issus de l’immigration. Pour eux, cette proximité personnelle est un avantage lorsqu’il s’agit de traiter des sujets qui sont relatifs à ces communautés. Ils sont familiers avec les quartiers et connaissent bien la représentation que les médias leur donnent. Par contre, la moitié d’Image se passe dans une rédaction. Ils ont donc dû se familiariser avec ce monde inconnu en allant à la rencontre de journalistes sur leur lieu de travail, pour en donner une image la plus fidèle possible. Adil El Arbi estime qu’ils ont eu beaucoup moins de barrières qu’un réalisateur non issu de l’immigration pour traiter de ce genre de sujets, et qui devrait faire attention au ton qu’il adopte, et à certaines formulations, pour ne pas risquer d’être accusé de racisme, alors qu’eux estiment devoir prendre moins de précautions à ce niveau-là.

Le paradoxe de la démarche, la quadrature du cercle ?

Malgré ces intentions soucieuses des problématiques relatives à la mise en scène des diversités, les deux réalisateurs sont eux-mêmes pris dans le paradoxe qu’ils soulignent. En effet, si le film a bien marché en Flandre auprès du public des salles, c’est qu’il rejoint en partie les attentes des spectateurs. Conçu comme un polar inspiré par le cinéma de Martin Scorsese, Image ne cherche pas à proposer une image alternative des quartiers à celle que certains médias décrivent lorsqu’ils s’emparent de Bruxelles. Quartiers évités par la police, ambiance insurrectionnelle, loi de la jungle, délinquance immigrée : tels sont les clichés que l’héroïne cherchent à dissiper mais que le film exploite pour installer le thrill et justifier la violence graphique propre au genre. Finalement, malgré ses intentions politiques, le film se contente de suggérer que les médias tronquent la représentation de la société sans réussir à produire une image alternative à cette représentation. Mais était-il possible de proposer un film de genre sans avoir recours à ces stéréotypes sensationnalistes ? Soucieux de toucher un public large, Adil El Arbi et Bilall Fallah semblent avoir pensé que non [4].

Fanny Céphale et Daniel Bonvoisin

[1Voir la présentation du film sur le site officiel : http://image-film.be/fr/index.php

[2Le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel : www.csa.be/diversite

[3Catherine Bodson, Etude : la représentation de la diversité à la télévision belge francophone, Conseil supérieur de l’audiovisuel, décembre 2009, p. 22, www.csa.be/documents/1207

[4Leur prochain film Black racontera une histoire d’amour à la Romeo et Juliette dans le contexte des bandes urbaines à Bruxelles. Il existe en effet pas moins de trente-cinq bandes urbaines dans la capitale aujourd’hui. On voit donc que les deux réalisateurs continuent de situer leurs scénarios dans des situations bien réelles et actuelles mais ils restent attachés au genre de la fiction, et s’ils abordent de telles problématiques, c’est toujours au profit de leurs fictions.

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