Facebook isole-t-il ou socialise-t-il ?

Depuis une dizaine d’années, les médias en ligne ont pénétré notre quotidien : messagerie électronique, messagerie instantanée, et plus récemment les réseaux sociaux… Ces médias en ligne sont des outils individuels, qui donc nous isolent des autres. Paradoxalement, on recense une montée en puissance de l’usage des réseaux sociaux, comme Facebook qui compte quelque 850 millions d’utilisateurs. Des utilisateurs qui veulent justement se socialiser…

Dans la littérature du numérique, on distingue deux courants de pensée : ceux qui dénoncent Internet parce qu’il isole les individus au monde extérieur et ceux qui sont convaincus qu’Internet renforce plutôt une certaine sociabilité. Face à ces deux approches d’Internet complètement opposées, difficile de prendre parti : « cette double nature peut à juste titre être regardée comme un facteur de confusion. Comment savoir quelle dimension va prévaloir :celle désocialisante, du média de masse, ou celle qui entretient le lien social, celle du moyen de communication interpersonnelle ? » [1]

Numérique : un usage qui isole

Pour beaucoup, Internet correspond à une inconnue mystérieuse dont on se méfie. Elle serait un frein à la vie sociale. En facilitant le contact avec des inconnus, Internet ne favoriserait pas les relations avec les plus proches. « En consacrant le meilleur de leur temps à chatter ou à échanger des mails, les participants à l’étude coupaient progressivement leurs contacts sociaux les plus significatifs. » [2], Dans la vie sociale, on peut en effet difficilement être disponible partout à la fois : « Au fur et à mesure qu’Internet devenait le facteur prédominant de leur vie, l’activité sociale se trouvait déplacée vers leurs interlocuteurs et correspondants en ligne, des relations distantes et pour cette raison moins solides. Cette stabilité relationnelle serait à la base de leur sentiment grandissant d’isolement. » Cet isolement ne serait pas sans conséquence pour certains : « Les personnes qui s’adonnaient de manière intensive à des activités en ligne communiquaient moins avec les autres membres de leur famille, leur cercle d’amis rétrécissait et une sensation de solitude et de mal-être s’installait. » Selon Kraut [3], la démocratisation et l’accessibilité des communications seraient la cause de cette utilisation massive des médias en ligne, source d’un certain isolement.

Une envie de socialisation

Auprès des anti-Internet, on peut deviner qu’une hiérarchie est faite entre outils de communication. Elle distinguerait les outils « socialisants » (traditionnels) des outils qui « ne le sont pas » (numériques). Cette catégorisation, certains la dénoncent de manière radicale : « les communications numériques devraient être mises sur le même plan que les appels téléphoniques ou lettres – des techniques qui, depuis longtemps, articulent et complètent la communication en face à face.  » [4] Les outils numériques doivent être appréciés au même titre que les outils plus traditionnels : « On s’en sert pour prendre un rendez-vous, annoncer une nouvelle, envoyer un mot gentil pour témoigner d’un sentiment. » [5]

L’existence d’un réseau réel prédisposerait ainsi les utilisateurs à passer beaucoup de temps sur Internet. Constatons-le : il s’agit là non pas d’une activité isolante mais plutôt d’un besoin socialisant : « La grande masse des usagers se sert d’Internet dans le cadre de contextes sociaux pré-existants (…) C’est pour développer, accroître les relations humaines qu’ils considèrent comme valorisantes –leurs amitiés, leurs amours – qu’ils se connectent à des services de networking. » [6] Dans cet état d’esprit, rendons à César ce qui est à César : Internet permet le lien social car « c’est un besoin de cohésion qui anime les internautes, une envie de resserrement de leurs rapports sociaux » [7].

Notions de sociabilité

Qu’en est-il vraiment du lien social, de la sociabilité, de la socialisation en parlant d’Internet ? Doit-on considérer les outils numériques comme isolants ou socialisants ? Bénéfiques ou néfastes ?
Le succès récent des réseaux sociaux ou, dit autrement, le besoin d’être connecté à d’autres en permanence, est-il le résultat de cet isolement informatique ? Ou le succès des réseaux sociaux est-il à la base de cet isolement informatique ?
Reprenons notre cas concret, Facebook, ce réseau dit « social ». Doit-on considérer Facebook comme un outil isolant (puisque utilisé seul derrière son ordinateur) ou plutôt socialisant parce qu’il connecte 850 millions d’utilisateurs ?

Avant de déterminer si Internet, les réseaux sociaux ou Facebook permettent un développement de la « sociabilité », maitrisons d’abord ce terme. La « sociabilité » désigne l’« aptitude à vivre en société » [8]. Elle renvoie à une relation avec d’autres individus : « 1. capable de vivre en association permanente et paisible avec ses semblables ». Plus que d’être en relation, il semble qu’un individu « sociable » « manifeste la faculté d’entretenir de bonnes relations humaines » [9]. L’adjectif « sociable » évoque un caractère plutôt « qualitatif » : « 2. qui est capable de relations humaines aimables, recherche la compagnie, le commerce des semblables. => accommodant, agréable, aimable. » [10]
Précisons que dans la littérature sociologique, on aborde la sociabilité sous plusieurs formes. Dans un premier temps, on distingue la sociabilité extérieure (amis, connaissances) de la sociabilité intérieure (conjoint, enfants). La sociabilité féminine est aussi différenciée de la sociabilité masculine. [11]

Relations interpersonnelles

Quand on parle de sociabilité, on évoque souvent les « réseaux sociaux », très en vogue en tant qu’outils de communication digitaux. Si l’on parle souvent de Facebook, c’est parce qu’il s’agit du réseau social en ligne qui fait le plus d’audience actuellement. Il compterait en effet quelque 850 millions de membres [12], issus du monde entier. Avec son slogan, « Facebook vous permet de rester en contact avec les personnes qui comptent dans votre vie » [13], Facebook pourrait bien être un objet d’étude intéressant en termes de lien social. Plus que de mettre en lien des individus, Facebook favoriserait l’extension de réseau social personnel : “Que Facebook, Twitter et d’autres réseaux sociaux en ligne augmentent la taille des groupes sociaux humains est une hypothèse pertinente, compte tenu du fait qu’ils diminuent pour une grande part la friction ainsi que les coûts nécessaires au maintien en contact avec d’autres gens. [14] Ainsi, du point de vue de la « sociabilité », Facebook permettrait l’extension de réseau… L’effet réel de Facebook sur la « sociabilité » s’exprimerait de manière quantitative.

Extension de réseau

En termes quantitatifs, Facebook pourrait étendre son propre réseau et rester facilement en contact. Nous avons vu que la sociabilité désignait « l’aptitude à vivre en société ». Si « vivre en société » est synonyme de bonne intégration, Facebook pourrait en effet aider le développement de ce qui est ici désigné comme de la sociabilité. L’atout de Facebook, c’est qu’il met facilement en lien les individus : “Il y a quatre ou cinq ans (…) les réseaux sociaux des jeunes étaient beaucoup plus limités. Cela aurait été inimaginable pour les jeunes d’avoir des membres de la famille faisant partie de leur réseau  » [15].
L’idée d’un Facebook qui « met facilement en lien » s’illustre par les compétences techniques que la plateforme possède pour resserrer les distances entre utilisateurs. En sélectionnant deux utilisateurs de Facebook dans le monde au hasard, on arrive à des résultats surprenants : “La distance moyenne observée entre deux citoyens du monde utilisant Facebook est de 4,74, correspondant à 3,74 intermédiaires ou “degrés de séparation”. Cela prouve que le monde est même plus petit que ce que l’on pensait [16]. Ce calcul de lien social appliqué à Facebook s’inspire en fait de la vieille expérience de Stanley Milgram (qui avait été effectuée entre deux citoyens lambda à l’échelle des Etats-Unis en 1967). Certaines simulations, lorsqu’elles sont rapportées à l’échelle planétaire, indiqueraient maximum 10 ou 12 liens [17]. Symboliquement, la distance entre deux membres de Facebook serait donc en moyenne au moins deux fois plus petite que lorsqu’il s’agit de deux personnes prises au hasard dans le monde. Facebook rendrait ainsi le monde plus petit en ce sens qu’il rapprocherait les individus. On peut ici reconnaitre le pouvoir socialisant que peut avoir le site en termes quantitatifs (distance). Le réseau dit « social » porte donc bien son qualificatif. Si Facebook connecte aussi facilement les gens entre eux, on peut affirmer qu’il « socialise » puisqu’il « intègre dans la vie sociale » [18].

L’impact sur nos relations

Facebook rend les gens plus accessibles les uns aux autres mais les rend-il nécessairement plus « proches » pour autant ? Quel est l’impact de Facebook sur la qualité des relations ? Nous avions vu que quelqu’un de « sociable » « manifeste la faculté d’entretenir de bonnes relations humaines » [19]. Appliquons à présent cette définition à Facebook. Selon certaines sources, Facebook n’aurait pas d’impact significatif sur la qualité des relations avec les proches. Le moment d’utilisation y joue un rôle important. Le moment où les jeunes utilisent le plus Facebook a un effet sur la gestion de leur vie sociale : « grâce aux progrès du Wi-Fi et de l’informatique ubiquitaire, cette activité de réseautage se concentre aux moments où la socialisation de ces jeunes gens est la plus intense, quand ils sont en classe, entourés par leurs pairs, ou quand ils rentrent à la maison avec leurs colocataires ou amis. Autrement dit, avec ceux qui sont dans leur liste de contacts sur Facebook. » [20]. Facebook, comme d’autres outils de communication digitaux, n’appauvrit pas les relations avec les proches quand il est bien dosé : l’utilisation « ne se concentre pas dans les heures de la nuit, et n’empêche pas les sorties entre amis. Significativement, pendant les week-ends, le nombre de messages baisse de façon drastique. » En revanche, une utilisation importante à des moments significatifs peut devenir inquiétante : « l’usage d’Internet pendant les week-ends joue davantage en défaveur du temps passé avec les amis et la famille que l’usage en semaine (…) ceux qui se servent d’Internet dans le cadre de leur activité professionnelle sont moins coupés de leurs proches que ceux qui s’en servent en dehors de leur travail. »

En termes de qualité relationnelle, on remarque un autre aspect important concernant Facebook. Quelle que soit l’étendue du réseau, certains scientifiques affirment que le nombre de personnes avec qui on interagit reste relativement restreint. Quels que soient les outils proposés par Facebook et l’extension incroyable de réseau qu’il permet, il semble que les utilisateurs ne perdent pas de vue leurs cercles les plus proches. La plateforme serait aussi intéressante pour rester en contact avec ses proches, connus en « hors ligne » : “les humains font la promotion d’eux-mêmes peut-être plus efficacement. Mais ils ont toujours les mêmes petits cercles d’intimité qu’avant. [21]. Voilà un élément intéressant à considérer, sachant qu’une grande majorité d’utilisateurs se servent de Facebook pour y étendre leur réseau personnel : “ces utilisateurs de Facebook qui ont le plus d’amis ne communiquent seulement qu’avec un relatif petit nombre d’entre eux. [22] Voilà de quoi rassurer les anti-Facebook qui pensent qu’extension de réseau ne rime pas avec approfondissement de relation.

Après l’approche quantitative et qualitative, une petite parenthèse peut être faite pour adopter une approche de genres. Ici, nous faisons référence à la distinction sociabilité féminine/sociabilité masculine dont nous parlions précédemment. Sur Facebook, les hommes et les femmes développeraient une sociabilité différemment. Les hommes seraient plus portés sur le factuel : « Les hommes ont tendance à plus l’utiliser de manière fonctionnelle : poster des nouvelles, de l’information et sont ainsi orientés vers la tâche. Ils sont également plus susceptibles que les femmes de partager des opinions politiques (49% VS 36%) et des opinions religieuses (51% VS 43%) » [23]. Les femmes, elles, se montreraient plus émotionnelles car elles “ sont plus susceptibles en ligne de faire preuve d’affection, de partager des photos de famille et de montrer de la sympathie à propos de photos spontanées prises lors de sorties entre copines. » [24]

Une autre socialisation est possible

Nous pouvons considérer que Facebook (ou Internet pour parler de manière plus large) n’appauvrit pas le lien social. La plateforme ne se limite pas du tout à un outil utilisé individuellement et éloignant l’utilisateur physiquement des autres individus. Plutôt que d’appauvrir le lien social, elle semble au contraire en prendre soin : « Ces étudiants ont une vie sociale et leur pratique d’Internet, loin de la mettre en péril, la seconde. » Ici, on attribue donc plutôt à Facebook un caractère socialisant puisqu’il traduit un besoin social pré-existant à l’utilisation.

Avec Facebook, et avec les outils numériques plus généralement, on serait plutôt dans un autre type de socialisation : “les medias sociaux ouvrent des opportunités vers de nouveaux modèles d’amitiés, d’intimité et de communauté [25]. Via Internet, la socialisation se déplace, prend une autre forme et n’en n’est pas nécessairement réduite ou appauvrie : « Internet n’annule pas la sociabilité de ses utilisateurs. Il la reconfigure ». Nous l’avons vu, Internet répondrait même à un besoin de socialisation de la part d’individus esseulés voulant se sentir dans une communauté : « cette sociabilité à distance constituerait, dans un certain nombre de situations, un outil extrêmement puissant de remédiation contre l’isolement et la déliaison permettant de retrouver un sentiment d’appartenance à un collectif » [26].

Internet, d’apparence isolant parce qu’il est utilisé seul derrière un ordinateur, n’est pas du tout à craindre. Le Web est un outil, parmi d’autres, pour s’intégrer dans la société et développer une sociabilité, il « doit donc être regardé à juste titre comme une activité socialisante. Son usage suit le rythme des rencontres en face à face ». Le Web est en principe toujours associé à différents autres types d’interactions. En ce qui concerne les réseaux sociaux, une auteure a son avis sur la question : « un type de média social ne remplace pas un autre, mais plutôt, s’intègre dans un ensemble d’utilisation médiatique qui inclut des formes de communication en ligne et hors ligne » [27].
Rappelons que tout outil ayant un support technique a souvent été critiqué lors de son apparition. Lorsque le téléphone est apparu, beaucoup l’ont dénoncé comme tuant les rencontres en face à face [28]. Le Web ferait face aux mêmes diabolisations : « il semble bien qu’il en va de même, au moins quantitativement avec Internet, qui s’impose d’abord, du point de vue des usages, comme une sorte de téléphone du XXIe siècle  » [29]. Les mordus d’Internet ne font pas que s’isoler car, même eux, gardent en vue l’intérêt des moyens de communication plus traditionnels : « les utilisateurs intensifs d’Internet se servent tout aussi fréquemment de téléphones ou d’autres formes de contact personnel que les non-utilisateurs. » [30] Selon certains scientifiques, les outils numériques, et plus précisément ceux utilisés en ligne, seraient même plutôt bénéfiques : « un usage intensif d’Internet entraine un niveau de communication interpersonnelle plus important. » [31].

Toute diabolisation d’Internet est donc plutôt à proscrire car Internet est en fait nécessaire : « le recours aux outils de communication par Internet (messagerie électronique, messagerie instantanée) augmente le nombre de correspondants et la fréquence des contacts, aussi bien par téléphone qu’en face à face. » [32] Ce qui est le cas d’Internet en général, en termes de bénéfices sociaux, l’est aussi de Facebook. Certains auteurs sont radicaux et trouvent incohérente la diabolisation qui en est faite : « l’arrivée des réseaux sociaux ne bouleverse pas le paysage, et l’idée que les jeunes utilisateurs vivraient dans un isolement relationnel plus prononcé que les autres est un mythe. » [33]

Aïcha CARDOEN et Yves COLLARD

Média Animation

Mars 2012

[1A. CASILLI A. (2010). Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Le Seuil, Coll. La couleur des idées.

[2MERCKLE P. (2011). Sociologie des réseaux sociaux, Paris. Ed. La découverte. Coll. Repères.

[3A. CASILLI A. (2010). Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Le Seuil, Coll. La couleur des idées.

[4A. Casilli

[5A. Casilli

[6A. Casilli

[7A. Casilli

[8Le Nouveau Petit Robert

[9Le Petit Larousse 2003, Montréal

[10Le Nouveau Petit Robert

[11Mercklé

[13Source : Facebook, http://www.facebook.com/

[14The Economist, Primates on Facebook, http://www.economist.com/node/13176775?story_id=13176775

[15Source : The New York Times, Does Facebook make someone social offline ? http://www.nytimes.com/2011/01/30/fashion/30Studied.html?_r=1

[16Cornell University Library, Four degrees of separation, http://arxiv.org/abs/1111.4570

[17Mercklé Pierre, Sociologie des réseaux sociaux, coll. Repères, Ed. La découverte, Paris, 2011

[18Le Petit Larousse 2003, Montréal

[19Le Petit Larousse 2003, Montréal

[20A. Casilli A, Les liens numériques : vers une nouvelle sociabilité ?

[21The Economist, Primates on Facebook, http://www.economist.com/node/13176775?story_id=13176775

[22The Economist, Primates on Facebook, http://www.economist.com/node/13176775?story_id=13176775

[23Source : The New York Times, Does Facebook make someone social offline ? http://www.nytimes.com/2011/01/30/fashion/30Studied.html?_r=1

[24Source : The New York Times, Does Facebook make someone social offline ? http://www.nytimes.com/2011/01/30/fashion/30Studied.html?_r=1

[25Source : The New York Times, Does Facebook make someone social offline ? http://www.nytimes.com/2011/01/30/fashion/30Studied.html?_r=1

[26Mercklé

[27Quan-Haase, A., Young, A. L. (2010). Uses gratifications of social media : a comparison of Facebook and Instant Messaging, Bulletin of Science, Technology & Society, 30(5), 350-361

[28Mercklé

[29Mercklé

[30Casilli

[31Casilli

[32Mercklé

[33Mercklé

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