Éduquer aux médias avec le vrai/faux JT de la RTBF ?

Dans le concert de réactions médiatisées, communications politiques et autres analyses qui ont suivis la diffusion du vrai/faux JT de la RTBF consacré à la fin de la Belgique, certains se sont posé la question ou même indignés de la capacité critique des téléspectateurs. En posant l’éducation aux médias comme “vaccin” ou antidote idéal aux débordements médiatiques. Ou en interrogeant les modèles de l’éducation aux médias. Même le monde politique a conclu les débats en proposant un renforcement de cette éducation. L’éducation aux médias serait-elle devenue un simple alibi communicationnel au lieu d’une nécessité urgente ?

Certains observateurs ont avancé l’idée qu’une audience éduquée aux médias
ne se serait sans doute pas aussi facilement laissée piéger par le dispositif
fictionnel. Très rapidement après la soirée événement, plusieurs responsables
d’organisations spécialisées en éducation aux médias se sont interrogés sur
l’opportunité réelle d’exploiter ce vrai/faux JT comme support à l’éducation aux médias.

Les caractéristiques particulièrement exceptionnelles de cette émission ont alors immédiatement posé question. Il est en effet difficile de concevoir un travail d’éducation aux médias à partir d’un format télévisuel “hors normes” qui transgresse allègrement tous les genres et codes télévisuels. L’intérêt d’une activité d’éducation aux médias réside dans sa transférabilité à un maximum de situations médiatiques. Au contraire, dans le cas qui nous préoccupe, une telle analyse risquait de détourner le spectateur de la réalité de l’information télévisée et de ses enjeux.

Dans sa carte blanche parue dans Le Soir du 19/12/06, Vincent de Coorebyter, Directeur général du CRISP, posait le débat en affirmant qu’il n’y a pas de JT sans fiction : “Pour bien informer, il faut mettre en forme : le faux JT de la RTBF, précisément parce qu’il mettait un événement fictif au coeur d’un dispositif emprunté aux vrais JT, a montré sans fard comment ceux-ci parviennent à donner une réalité éminente à ce qui n’est, en définitive, qu’un montage de sons et d’image.”

Et c’est bien dans le rapport à la fiction médiatique que se situe la question de
l’éducation aux médias. La mise en récit de l’actualité relève du quotidien de
l’information télévisée, bien plus que de celle d’une émission exceptionnelle.
Même si l’analyse critique de cette émission reste particulièrement intéressante et riche, l’éducation aux médias doit prioritairement se forger dans la réalité du flux télévisuel et amener le spectateur à mieux comprendre la situation de communication dans laquelle il est engagé. L’analyse des mécanismes de transgression des codes liée au vrai/faux JT risque d’occulter l’analyse et la compréhension des mécanismes et des codes du flux quotidien de l’information télévisée.

Par ailleurs, le temps de formation en éducation aux médias est extrêmement
réduit dans nos systèmes éducatifs. Il est donc difficile de sacrifier l’analyse
comparative de journaux télévisés à l’analyse détaillée d’un tel objet médiatique non identifié, oscillant aux marges d’une grande farce audiovisuelle, du journal télévisé et de la “docu-fiction”. Un tel exercice sera donc réservé à la formation des professionnels ou des spécialistes et passionnés de l’éducation aux médias.

Reste à imaginer si une audience largement “éduquée aux médias” aurait pu (ou pas) se laisser ainsi prendre “au piège”. Il est évidemment impossible de répondre à cette interrogation, car cela aurait nécessité au préalable un dispositif de recherche complexe, permettant d’isoler le facteur “éducation aux médias” dans le contexte particulier de réception. Il est en effet impossible de mettre en place un tel dispositif à posteriori. Il faut cependant constater, à travers les nombreux témoignages que chacun d’entre nous a pu recueillir après la diffusion, que les attitudes et réactions ont été réellement diversifiées. Il est certain que le réflexe de recoupement des informations via d’autres sources d’informations constitue un indicateur d’éducation aux médias. Combien d’auditeurs ont eu ce réflexe en temps réel ? Ou encore, l’analyse a posteriori montre un foisonnement d’indices visuels et d’invraisemblances factuelles. Combien de citoyens, même culturellement favorisés, ont-ils pu en temps réel les repérer et les interpréter ?

Le modèle de l’éducation aux médias n’est sans doute pas en cause, mais bien plus la manière dont nos responsables politiques et éducatifs ont pu le mettre en oeuvre concrètement.

Le projet de l’éducation aux médias

L’éducation aux médias a pour finalité de rendre chaque citoyen actif, autonome et critique envers tout document ou dispositif médiatique dont il est destinataire ou usager. Elle veut ainsi qu’il puisse s’approprier les langages médiatiques et se former aux outils d’interprétation, d’expression et de communication par les médias. En ce sens, elle prépare les individus à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures, et elle assure à tous des chances égales d’émancipation sociale.

L’éducation aux médias concerne tous les médias imprimés, audiovisuels ou
électroniques, quels que soient leur support technologique. Elle ne se limite
à aucun genre médiatique et couvre par conséquent tout l’éventail des communications, publiques ou restreintes, informatives, persuasives, divertissantes, ludiques ou conviviales. Ce qui est donc recherché, à travers l’éducation aux médias, c’est à la fois :
 un renforcement de la réflexion de chaque citoyen vis-à-vis des médias : un mouvement volontaire de distanciation intellectuelle et affective par rapport à l’expérience médiatique ordinaire ;
 une prise de conscience critique et une connaissance des enjeux de la vie
personnelle et sociale liés à la communication médiatisée ;
 l’exercice d’un regard créatif sur le média et le développement de capacités
d’expression et d’innovation dans la communication médiatique.

L’éducation aux médias ne s’adresse pas seulement au jeune en âge scolaire
mais aussi au citoyen adulte, tout au long de la vie. Elle s’adapte et se développe de manière dynamique, face à un paysage médiatique en constante mutation. Et c’est particulièrement le cas alors que la télévision, dans un environnement médiatique de plus en plus concurrentiel, tente sans arrêt d’inventer de nouvelles formes ou genres. On le voit, les enjeux et le cadre de cette éducation aux médias dépassent largement, et ne peuvent se satisfaire, du contexte particulier d’un vrai/faux JT.

Un enjeu éducatif

Les auteurs du projet du vrai/faux JT et la RTBF ont revendiqué la portée éducative de leur initiative. Plusieurs éléments d’analyse montrent cependant que le dispositif mis en place a vraisemblablement empêché cette fonction éducative de fonctionner correctement, ou à tout le moins de manière maîtrisée et aboutie.

En analysant l’ensemble des réactions, cartes blanches, forums, etc., qui ont eu lieu dans les jours suivant la diffusion, il faut constater que le débat public s’est bien plus concentré sur le phénomène médiatique lui-même que sur le contenu qu’il était censé véhiculer. Le débat sur les enjeux institutionnels de la Belgique n’a donc eu lieu que secondairement et a en tous cas cédé le pas au débat sur l’objet médiatique en lui-même.

Au-delà de ce premier indicateur, il faut également analyser le dispositif éducatif en lui-même. Considérer que la diffusion d’un document suivi d’un débat constitue une démarche éducative en soi est sans doute un peu léger. Sans accompagnement, mise en place d’un dispositif d’accompagnement des différents publics, coordination de différents supports éducatifs (écrits et audiovisuels), on ne peut guère que viser un objectif de sensibilisation général.

Un des premier rendez-vous manqué par l’initiative de la RTBF se situe sans
doute dans la conception même de l’émission et du dispositif : pour concevoir
une émission éducative, il est nécessaire de décloisonner le profil des concepteurs et de croiser une multiplicité d’expertises. Un journaliste, qui plus est spécialisé dans l’information télévisée, n’est pas un spécialiste de l’éducation. Et c’est dans un dialogue nourri de la complémentarité des expertises, dès la scénarisation, que peuvent naître des démarches éducatives à la télévision. Le premier écueil à éviter était de ne pas enfermer une telle initiative dans le “vase clos” de l’information. Un regard extérieur aurait pu baliser la construction des séquences et peut-être appréhender un peu mieux les effets potentiels de la transgression des codes du JT sur les spectateurs.

Mais au-delà de la conception même de l’émission, c’est l’exploitation, le décodage et la mise à distance de l’émotion forte vécue par de nombreux téléspectateurs qui ont sans doute été mal orchestrés. Un simple débat, même de bonne qualité, ne suffit pas à rencontrer les besoins d’une mise à distance. On aurait pu penser à la mise en place et à la préparation d’un dispositif d’accompagnement éducatif plus diversifié, ayant recours à d’autres médias. Des partenariats avec la presse écrite ou les outils multimédia en passant par des émissions plus ciblées : il était nécessaire d’organiser le relais du vrai/faux JT vis-à-vis de différents publics et tranches d’âge. Ce que l’expérience de cette initiative doit indiquer montre que la mise en place d’un dispositif éducatif télévisé nécessite une préparation plus minutieuse et diversifiée que l’improvisation ressentie dans les jours qui ont suivi la soirée du 13 décembre 2006.

Alibi ou nécessité ?

Les éducateurs aux médias sont habitués au regain d’intérêt et aux déclarations positives concernant l’urgence d’une éducation aux médias. Dès que les médias sont interrogés par la société, face à un “événement”, dérapage ou manquement, un grand consensualisme s’affiche. Mais derrière cette grande unanimité pour une éducation critique du citoyen face aux médias, se cachent en réalité des modèles très différents.

En insistant sur la nécessité d’éduquer aux médias, certains producteurs tentent souvent de contourner l’écueil d’une régulation outrancière des contenus et préservent ainsi leur liberté éditoriale. Ils évitent aussi d’assumer une responsabilité parfois difficile à gérer dans le flux médiatique. Les acteurs médiatiques commerciaux ont quant à eux une crainte viscérale face à tout renforcement des mesures de régulation des médias par les politiques. Une audience “éduquée aux médias” permettrait de diffuser sans restrictions tous les types de programmes… puisque le spectateur aura la capacité critique nécessaire à sa réception.

Le monde politique affiche quant à lui également une grande unanimité. Il va
tenir le même discours, mais pour des raisons différentes. Mis en cause dans sa capacité de régulation des médias, il peut s’accrocher à l’éducation aux médias comme “bouée de secours” politique. Mais l’éducation aux médias renvoie également à une certaine conception de la citoyenneté. Des modèles protectionnistes (il faut protéger le citoyen, et particulièrement les plus faibles comme les enfants, des effets néfastes des médias) aux modèles critiques (il faut garantir une formation critique de tous les citoyens face aux médias), l’éducation aux médias est loin de constituer un objectif cohérent et transparent.

Depuis 1995, la Communauté française s’est ainsi dotée d’un dispositif unique en Europe : le Conseil de l’éducation aux médias et les centres de ressources pour l’enseignement. Ce dispositif d’initiative gouvernementale est tout à fait original et vise à coordonner une politique d’éducation aux médias en réunissant autour de la table tous les acteurs concernés : représentants des institutions éducatives, responsables politiques et éducatifs, experts… Il est complété par la reconnaissance et le co-financement de trois centres de ressources (un par réseau d’enseignement), chargés d’opérationnaliser l’éducation aux médias dans le monde scolaire .

Le gouvernement de la Communauté Française s’est engagé dans le cadre de la législature actuelle à mettre en place un décret stabilisant et renforçant le dispositif actuel. Même si ce dispositif innovant et volontariste reste pertinent, il faut cependant constater qu’il est maintenu depuis sa création dans un cadre très étroit, largement sous-financé, ne permettant pas d’atteindre concrètement et efficacement l’objectif d’une éducation aux médias généralisée.

Patrick Verniers
Le 20 avril 2007

Article publié dans "Le vrai-faux journal de la RTBF, Les réalités de l’information", Ed. Couleur livres, 2007, p. 151-156.

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