Accident d’autocar en Suisse : accès à l’info et respect de la vie privée

L’accident d’autocar à Sierre survenu le 13 mars 2012 et qui a causé la mort de 28 personnes (dont 22 enfants) a suscité l’intérêt particulier des médias, se montrant parfois trop intrusifs. Deux journaux flamands ont clairement identifié en première page, via des photos individuelles, les 22 enfants tués, sans aucune autorisation parentale. Cette intrusion dans la vie privée dans un but purement informatif a fait l’objet d’une vive controverse en ce qui concerne la déontologie journalistique.

Note : Cette analyse a été réalisée à partir du débat qui s’est tenu en direct dans l’émission De zevende dag [1], sur la télé publique flamande Eén le 18 mars 2012.

C’est quelques heures après l’événement que Kris Peeters, Ministre-président de la Région flamande (CD&V), s’est rendu à Sierre pour prendre la mesure des dégâts causés par l’accident et offrir son soutien aux parents des victimes sur place. Les presses belge et internationale, très friandes de l’événement, ont imposé leur omniprésence sur les lieux en Suisse et autour des écoles belges, en quête d’info. Cette course à l’info en a d’ailleurs froissé plus d’un. Particulièrement les familles des victimes.
Une fois le ministre présent sur les lieux de l’événement, les familles n’ont pas hésité à le sommer de dissuader cette presse « racoleuse » pour qu’elle se maintienne à distance. Cette demande de la part des familles a bien été intégrée par le ministre mais n’a pas tellement été respectée par les journalistes. Les trois quotidiens flamands, Het Nieuwsblad, Het Laatste Nieuws et Het Belang van Limburg ont créé le scandale puisqu’ils ne se sont en effet pas privés de publier dans leur journal (le surlendemain de l’accident) des photos individuelles identifiant très clairement chacun des 22 enfants victimes. Ces photos auraient été reproduites notamment à partir du site Internet de l’école de Heverlee, d’où la majorité des victimes sont issues. Ce sont surtout les deux titres Het Nieuwsblad et Het Laatste Nieuws qui se sont montrés les plus provocateurs en publiant les photos en première page. Liesbeth van Impe, rédactrice en chef chez Het Nieuwsblad, reconnaît que dans son journal les photos sont apparues en Une, mais précise que c’est bien de manière voulue qu’elles ont été publiées en tout petit et en noir et blanc. « Ce choix n’a pas été fait pour rien », insiste-t-elle. Het Laatste Nieuws, lui, le vilain petit canard dans l’histoire, n’a pas spécialement revu la taille des 22 photos en Une. Il a même rouvert le sujet quelques pages plus loin. A cet endroit, apparaissaient des photos des fameuses vacances de ski. Het Belang van Limburg, pour sa part, a fait preuve d’un peu plus de discrétion en ne publiant aucune photo en première page. Le quotidien s’est contenté de ne faire apparaitre des illustrations qu’à l’intérieur du journal. Ivo Vandekerckhove, le rédacteur en chef, tient à cette démarcation vis-à-vis des deux autres journaux : « Les photos ont été consciemment placées à l’intérieur du journal et non en première page. Selon moi, cela constitue une énorme différence de placer les photos en Une ou non. » Pour Vandekerckhove, la question d’éthique qui concerne son journal ne se situe pas dans la réutilisation des images puisque « les photos proviennent d’un endroit public ». L’éthique journalistique porte ici sur autre chose : « Là où nous nous sommes trompés, c’est quand nous avons pris ces photos sans l’accord parental au préalable ». Même s’il défend son quotidien, le rédacteur en chef semble reconnaître ici certains torts et reconnaître le caractère légitime du débat : « Pour l’accord parental, je comprends que l’on ait une discussion car je suis journaliste mais également parent ».

Journaliste sous pression

Filip Voets, du Raad voor de Journalistiek (qui peut être traduit « Le Conseil du journalisme ») se montre compréhensif vis-à-vis du comportement intrusif des journalistes en quête d’infos après l’accident. Les raisons qu’il évoque pourraient expliquer cette course à l’info omniprésente : « Pour les médias, il s’agit à chaque fois de déterminer les priorités lorsqu’une telle catastrophe survient. Les journalistes sont sous pression car il y a aussi une demande de la part de la société d’être informée. C’est à ce moment précis que les journalistes doivent déterminer les limites à ne pas franchir dans le partage de l’info.  » Même si le conseiller soutient les journalistes qui mènent leur travail d’information à bien, il évoque également le savoir-être dont il faut faire preuve en tant qu’être humain, membre d’une société. Le code de déontologie journalistique flamand tient d’ailleurs compte de ce savoir-être dans plusieurs de ses articles. « Dans notre code, il n’y existe pas moins de quatre articles où l’on fait référence à d’autres intérêts que l’absolu droit à l’information. Dans notre société, il est primordial d’être bien informé, et le plus rapidement possible, mais d’autres éléments entrent également en ligne de compte : les intérêts des personnes sur lesquelles on informe. » Ingrid Lieten, Ministre flamande des médias (SP.A), soulève pour sa part une certaine incohérence entre ces pratiques journalistiques discutables et le code de déontologie que les journalistes ont eux-mêmes rédigé. Quelle que soit la raison légitime de cette incohérence, son exigence semble toutefois être de bon sens : “ Tout ce que je demande c’est que ce code, qu’ils ont rédigé eux-mêmes, soit respecté. »

L’exigence d’une application concrète d’un texte de référence parait tout à fait évidente mais n’est pas nécessairement praticable au quotidien. Comment maintenir en effet un juste équilibre entre d’une part, les intérêts professionnels et commerciaux (offrir de l’information en abondance) et d’autre part, les intérêts humains (se montrer exemplaire en tant que membre d’une société) ? Où se situe la priorité collective entre la réponse à la demande d’une communauté entière et la protection de certains membres de cette même communauté, concernés par les informations ? Plus sagement, ces intérêts et priorités d’apparence opposés sont-ils conciliables ? La ministre des médias répond en tout cas à l’interrogation par le biais d’une autre interrogation : « Les journalistes doivent se mettre à la place des parents et se poser la question : si j’étais parent, est-ce que j’accepterais que l’on identifie mon enfant en première page d’un quotidien le surlendemain de sa mort ? »

Un code mal interprété ou non respecté ?

La situation confuse qui s’impose aux journalistes (celle de déterminer la priorité entre les intérêts professionnels, collectifs, humains) fait appel à la morale et pourrait traduire une différence de considérations autour d’une seule et même référence (le code de déontologie). Filip Voets ne réfute en tout cas pas l’éventuel caractère équivoque constituant le code de déontologie : « Dans le cas où il existerait des articles du code ayant un sens trop ‘vague’ ou étant ‘multi-interprétables’, le conseil journalistique devra déterminer si ceux-ci seront clarifiés.  » Koen Van Wonterghem de l’association de parents de victimes Ouders van ongelukte kinderen, a peut-être pointé du doigt un problème de fond : « Le code reste libre d’utilisation entre journaux. » Pour lui, la cause du problème ne résiderait pas tellement dans l’interprétation du texte mais plutôt dans la transgression voulue de l’engagement référencé dans ce texte. Et quand bien même il s’agirait d’un problème d’interprétation, il existe selon lui d’autres sources sur lesquelles s’appuyer par souci de professionnalisme : « A côté du code, ce qui est beaucoup plus fondamental, c’est la loi. Il existe une loi évoquant la protection de la vie privée, la propriété d’images. Tant que la personne concernée n’a pas donné son accord sur une image, aucune publication ne peut être faite. Le professionnalisme doit tenir compte de cette exigence. » En toute circonstance, autant se fier à une valeur sûre, selon Van Wonterghem : « Quand on est face à un choix difficile, on s’en tient à la loi ! », proteste le représentant. En journalisme, les textes juridiques ne feraient pas tellement le poids face à la détermination de certains. « Le problème de la presse, c’est qu’elle est la seule partie prenante qui ait du pouvoir sur le choix des infos à partager. Ce n’est pas juste qu’elle soit la seule à décider ! », se plaint le représentant des parents des victimes.

Pour le représentant des familles des victimes, l’éthique professionnelle, dont il est question dans le cas de l’accident à Sierre, ne repose pas simplement sur la publication de photos d’identité sans autorisation parentale : « Il s’agit d’un problème d’éthique de la part des journaux, et cela depuis le début. » Van Wonterghem dénonce « les journalistes qui se trouvaient aux portes des écoles à peine une heure après l’accident, un article sur Internet accompagné de photos illustrant le car complètement détruit alors que les parents étaient à peine au courant de la mort de leur enfant, etc. » L’intrusion journalistique, jugée indécente par le défenseur des victimes, aurait par la même occasion constitué une mise en images nécessaire selon Marc Vranckx, commissaire de la police de Louvain : « Dans la presse, on a perçu un témoignage de chagrin et de solidarité envers les familles et ce, de la part de la communauté entière. Minutes après minutes, on voyait des gens déposer des fleurs, des écoliers rendre hommage aux autres écoliers disparus. » Le point de vue du commissaire semble radical : « Ces actes, de la part de la communauté, il faut les montrer en images. »

Filip Voets espère que dans le futur le conseil journalistique tirera les leçons nécessaires d’un événement d’une telle ampleur et peu habituel. Le conseiller journalistique apporte une piste de solution : « Avec le conseil journalistique et les rédacteurs en chef, il faudra mettre en place une structure qui prendra en charge de telles crises et qui organisera des discussions entre nous. »

Une intrusion journalistique variable

Pourquoi certains médias, plus que d’autres, sont-ils concernés par ces pratiques journalistiques discutables ? Pourquoi des journaux flamands, et non wallons, ont-ils créé le scandale ? Pour répondre à cette interrogation, nous pourrions nous aider du principe de « mort-kilomètre », très appliqué dans la pratique journalistique : plus un événement survenu est proche géographiquement, philosophiquement, culturellement d’une communauté, plus il suscitera l’intérêt de la presse représentant cette communauté et ce, au détriment d’autres événements. Les médias disposent d’un espace limité pour dévoiler leur information (nombre de signes, durée d’antenne…). Par stratégie, ils veillent donc à aborder les sujets les plus susceptibles d’intéresser leurs lecteurs, téléspectateurs ou auditeurs car comme toute autre entreprise, les médias proposent une offre, en réponse à la demande de leur public. Plus l’événement est lointain (géographiquement, philosophiquement, culturellement) d’une communauté, plus il faudra de victimes pour que cette communauté se sente concernée par l’événement relaté. C’est du moins l’avis des équipes de rédaction de nouvelles.
Si l’on applique ce principe de « mort-kilomètre » au fait divers de Sierre, notons qu’il a touché des familles de communauté flamande (géographie) et néerlandaise (philosophie, culture). On peut ici considérer que la communauté flamande se soit sentie suffisamment « proche » de l’événement pour que les trois journaux flamands aillent jusqu’à la publication de photos : « la communauté que l’on représente est demandeuse d’une certaine quantité d’informations », justifie Ivo Vandekerckhove.
Cette notion de « mort-kilomètre », dont on ne sait pas s’il faut blâmer le public récepteur ou les médias émetteurs, pourrait très certainement expliquer la différence dans le traitement de l’information entre médias wallons et médias flamands. Ces derniers se montrant plus « concernés » par l’événement, cette relative « proximité » pourrait justifier l’intrusion plus grande chez les journaux flamands que chez les journaux wallons et par là le relatif « intérêt » d’identifier précisément les victimes. Les Wallons, se sentant peut-être un peu moins « concernés » par la catastrophe, la publication de photos d’identité leur a apparemment semblé moins « évidente ».

Les médias étrangers, bien que moins « proches » de l’événement, se sont montrés particulièrement insistants pour avoir des informations privées concernant les victimes et ce, en interrogeant les passants aux abords des écoles. Pourquoi ces médias moins « proches » se sont-ils montrés eux aussi si intrusifs ? Vandekerckhove nous incite à considérer que l’identité du journal lui-même prédétermine parfois une attitude journalistique plus ou moins intrusive. Il avance que l’immixtion dans la vie privée est très variable dans le monde journalistique : « Tous les journaux ont leur culture, leur ligne éditoriale. Par exemple, mes collègues Néerlandais trouvent la pratique journalistique que nous avons adoptée très étrange. Pourtant, pour Het Belang van Limburg, cela n’a rien d’anodin ». Nous notons d’ailleurs ici que les Néerlandais, tout aussi « concernés » par l’événement (qui a également fait des victimes néerlandaises), ne sont pas montrés aussi intrusifs dans la recherche d’informations.
Ce qui diffère d’une équipe à une autre, diffère également d’un journaliste à un autre. Au sein d’un même journal, toutes les parties prenantes ne seraient pas nécessairement sur la même longueur d’ondes. La ministre flamande des médias Ingrid Lieten précise que l’attitude journalistique même à adopter pour relater l’accident de Sierre, a engendré de vifs débats au sein même des rédactions. Chaque journaliste possède aussi sa propre vision de la profession.
Le rédacteur en chef du Belang van Limburg, qui assume son choix de publication de photos d’identité (sans accord préalable) à des fins légitimes, n’idéalise pas pour autant cette course à l’info. Le rédacteur en chef semble partagé entre l’absolu accès à l’info et l’absolu respect de la vie privée des victimes : « je suis journaliste mais également parent  ». Le représentant est pris entre les intérêts professionnels et commerciaux et les intérêts humains. Il prend entièrement part au débat en se montrant à la fois compréhensif et déterminé : « Aucun journaliste ne trouve plaisant d’aborder des passants avec insistance afin de se renseigner sur les victimes. On ne fait pas cela par plaisir. Mais parfois, il le faut.  »

Un code : des droits, des devoirs

Comment faut-il considérer ces pratiques journalistiques intrusives, désirant coûte que coûte couvrir le détail de l’événement ? Quelle priorité est à accorder : le droit absolu à l’info ou le respect absolu de la vie privée des victimes mentionnées par les infos ?

Les trois journaux concernés par la controverse Het Laatste Nieuws, Het Nieuwsblad et Het Belang van Limburg tiennent à rappeler leurs droits fondamentaux en termes de liberté de la presse, mentionnant souvent le code de déontologie journalistique. Rappelons toutefois qu’un code ne concerne pas uniquement des droits, il implique également des devoirs. Si nous prenons l’exemple des magazines « people », remarquons que les articles y émanant font très souvent l’objet de procès pour non respect du droit à la vie privée ou du droit à l’image. Les équipes de rédaction de ces magazines sont parfaitement conscientes qu’elles ne respectent ni la déontologie journalistique, ni la loi. Elles assument en effet totalement leur délit puisque dans leur budget, une grosse part des bénéfices engendrés par les informations compromettantes des articles est consacrée à verser des dommages aux victimes de ces mêmes articles. Ces rédactions connaissent le code de déontologie mais choisissent de ne pas le respecter par stratégie : les bénéfices générés par leurs titres et photos accrocheurs couvrent très aisément les frais de justice, si bien qu’il s’agit même d’un fameux retour sur investissement. Ces médias outrepassent l’engagement référencé dans le code de déontologie mais par ailleurs finissent par le respecter, à leur manière : ils assument les conséquences de leur dérapage en versant des dommages aux victimes.

Qu’en est-il de nos trois quotidiens flamands ? L’intrusion observée chez ceux-ci constitue-t-elle ici un dérapage à l’instar des pratiques de la presse people ? Peut-on les comparer à de la presse à « scandale » ? Ces médias ont-ils manqué à leur engagement ? Ce que l’on peut en tout cas déterminer c’est que le code de déontologie n’a pas ici été considéré dans son entièreté. Dans le cas de Sierre, les médias se sont employés à uniquement sélectionner les articles du code qui les intéressaient pour justifier leurs actions. Ici, les médias n’ont pas rempli toute leur part du contrat. En effet, pour être valable, l’engagement envers le code doit tenir compte de tous les articles le constituant : qu’il s’agisse de droits (liberté d’information) autant que de devoirs (protection de la vie privée des personnes impliquées/droit à l’image).
Ajoutons aussi que si le code de déontologie s’applique au seul professionnel, la loi s’applique à tout citoyen. Comme tout autre citoyen, le journaliste est supposé connaître et appliquer la loi, plus que de ne s’en tenir qu’au code de déontologie. Mais qu’importe… Si l’on s’en tient uniquement au domaine journalistique pour justifier son action, comme semblent le faire les trois journaux, posons-nous alors une question fondamentale : puisque le code sert de document de référence et sonne l’alarme auprès de la presse dite « à scandale », pourquoi ne le sollicite-t-on pas davantage encore auprès de la presse dite « de qualité » ? La question reste en suspens…

Aïcha CARDOEN et Yves COLLARD

Média Animation

Avril 2012

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